Le premier ministre Harper a-t-il renié la loi que son gouvernement a fait adopter et qui établissait la tenue d'élections à date fixe?

Le premier ministre Harper a-t-il renié la loi que son gouvernement a fait adopter et qui établissait la tenue d'élections à date fixe?

On se souvient que le Parlement a adopté en 2007 une loi établissant la tenue d'élections fédérales à date fixe, soit tous les quatre ans, le troisième lundi d'octobre. La prochaine élection fédérale aurait donc dû se tenir le 19 octobre 2009.

En déclenchant des élections anticipées, le premier ministre Harper renie-t-il sa propre loi?

Pour répondre à cette question, il faut bien saisir la teneur exacte et la portée de la loi en question.

La lettre de la Loi modifiant la Loi électorale du Canada (C-16)

Cette modification à la loi électorale prévoit la tenue d'élections générales à date fixe, mais l'article 1 précise qu'elle "n'a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu'il le juge opportun."

En vertu de précédents bien établis, le gouverneur général doit en principe dissoudre le Parlement lorsque le premier ministre en fait la demande. C'est ce qui est arrivé hier.

Rien dans la loi n'interdisait au premier ministre Harper de faire une telle demande à la gouverneure générale Michaëlle Jean.

S'il n'a pas violé la lettre de la loi, n'en a-t-il pas trahi l'esprit?

L'esprit de la Loi modifiant la Loi électorale du Canada (C-16)

Avant la modification de 2007 à la loi électorale, un premier ministre pouvait demander au gouverneur général de dissoudre le Parlement n'importe quand, à l'intérieur des limites imposées par la constitution, c'est-à-dire de tenir des élections au moins à tous les cinq ans.

L'esprit de la modification à la loi était de réduire ce pouvoir du premier ministre, du moins tant que son gouvernement possède la confiance de la Chambre des communes.

En fixant la date des élections, on visait plusieurs objectifs reliés entre eux, en particulier les suivants :

- Faire disparaître un élément d'imprévisibilité du régime politique canadien et assurer à la Chambre des communes et au gouvernement un plus haut degré d'inamovibilité.

- Permettre au personnel électoral, aux partis politiques et à chacun des candidats de mieux gérer leurs priorités en fonction d'un cycle électoral plus prévisible.

- Établir des règles du jeu plus équitables pour tous les partis en éliminant l'avantage dont bénéficiait le parti au pouvoir de décider presque seul de la date des élections.

- Garantir aux gouvernements un temps raisonnable et suffisant pour élaborer et mettre en oeuvre leur programme législatif sans risque de devoir mener bataille dans une élection anticipée, leur permettant ainsi de prendre des décisions difficiles et impopulaires.

- Dissiper la menace de la dissolution du Parlement (un outil important utilisé par les partis au pouvoir pour faire obéir leurs députés et leurs partisans) et ainsi accroître l'indépendance des simples députés et assouplir la discipline de parti.

- Encourager les partis de l'opposition, qui sauraient que le gouvernement a un mandat de durée fixe, à faire des critiques plus constructives et dans une perspective moins électoraliste à court terme.

- Diminuer le cynisme de la population (et peut-être ainsi augmenter la participation électorale) en réduisant la possibilité pour des premiers ministres "opportunistes" de déclencher des élections lorsque les sondages favorisent leur parti.

N'y a-t-il pas une contradiction entre ces objectifs et la décision du premier ministre Harper de déclencher des élections avant la fin de son mandat?

On l'a vu plus haut, le premier article de la Loi modifiant la Loi électorale du Canada (C-16) établit qu'elle "n'a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu'il le juge opportun." Compte tenu des objectifs décrits ci-dessus, il peut néanmoins "être opportun" de dissoudre le Parlement quand le gouvernement n'a plus la confiance de la Chambre des communes.

Pour bien saisir cette condition cruciale, on peut s'en remettre à l'intervention de l'honorable Robert Nicholson, leader du gouvernement à la Chambre des communes et ministre de la réforme démocratique, lors du débat en troisième lecture du projet de loi C-16, le 6 novembre 2006. En voici des extraits significatifs :

"Le projet de loi ne modifie en rien l'exigence faite au gouvernement d'avoir la confiance de la Chambre des communes. De plus, toutes les conventions ayant trait à la perte de cette confiance restent intactes.

D'une façon particulière, le projet de loi maintient la prérogative du premier ministre de conseiller au Gouverneur général de dissoudre le Parlement si jamais il se produit une perte de confiance. Le projet de loi stipule explicitement que les pouvoirs du Gouverneur général restent inchangés, y compris le pouvoir de dissoudre le Parlement à sa discrétion.

[...] le premier ministre doit conserver la prérogative de proposer la dissolution lorsque le gouvernement perd la confiance de la Chambre. C'est un principe fondamental du système parlementaire britannique et d'un gouvernement responsable comme celui de notre pays. En outre, si le projet de loi prévoyait que le premier ministre peut uniquement proposer la dissolution lorsque le gouvernement a perdu la confiance de la Chambre, il faudrait aussi inscrire la définition de la confiance dans le projet de loi, et la dissolution de la Chambre des communes pourrait alors être contestée devant les tribunaux. Je pense que la plupart des gens conviendraient que ce n'est pas souhaitable."

Les limites de la loi apparaissaient d'ailleurs assez évidentes aux partis de l'opposition. La whip en chef du Parti Libéral, l'honorable Karen Redman, disait que la modification proposait "des élections à date fixe variable puisque, compte tenu du pouvoir discrétionnaire du gouverneur général d'accepter l'avis du premier ministre à tout moment avant l'échéance à date fixe, des élections générales pourraient être déclenchées n'importe quand au Canada".

Le député néo-démocrate Paul Dewar a aussi reconnu que la loi portait sur la tenue d'élections "à une date fixe flexible". Quant au député bloquiste Michel Guimond, il exprimait des craintes à l'effet que la loi laisse quand même au premier ministre une marge considérable de manoeuvre quant à l'appréciation des circonstances justifiant une dissolution de la Chambre des communes.

Ceci dit, le Parti Libéral et le Nouveau Parti démocratique ont appuyé la modification à la loi électorale.

Conclusion

En somme, la récente loi sur la tenue d'élections à date "fixe" tous les quatre ans laisse au premier ministre une grande flexibilité quand il s'agit de déterminer si le moment est "opportun" pour dissoudre la Chambre des communes... et tous les partis sont au courant.

Le Parlement était-il devenu ingouvernable, comme l'affirme le premier ministre Harper? C'est naturellement une question d'appréciation.

Chose certaine, la décision d'aller en élection en octobre n'a surpris personne.

François-Pierre Gingras,

Professeur à l'École d'études politiques et chercheur au Centre d'études en gouvernance,

Université d'Ottawa