Les repas en famille donnent forcément le goût de nous rapprocher de nos racines. L'historien de la cuisine québécoise Michel Lambert nous guide ici dans un voyage à la recherche des plats qui étaient cuisinés jadis, dans le temps des Fêtes. L'abondance, la gourmandise, la diversité étaient de mise jusqu'au jour de l'An, voire parfois jusqu'à la fête des Rois, le 6 janvier.

«Les chandelles placées sur une large table de sapin mettaient en lumière un paysage comme seul le pouvait rêver Gargantua. C'étaient des montagnes de croquignoles dorées, tachetées par du sucre de sève glacé. À leurs pieds dormaient les lacs de crème jaune où flottaient, comme des nénuphars, des oeufs à la neige; puis s'élançaient des falaises grisâtres de jambons fumés à la maison, cachant un peu plus loin une mare de sirops et de confitures, bornée par des pains de sucre d'érable, des dindons rôtis, des hures de porc, des ragoûts de pattes de cochon, des civets de lièvre, des perdrix rôties, des oies sur pommes, des plarines, du boudin, de la graisse de rôti, tout cela à côté d'une lagune de tire à la crème, heurtée par des collines de tourtières et de langues piquées d'aromates.»

Cette description d'une table du temps des Fêtes particulièrement généreuse et alléchante, de l'écrivain et homme politique Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice, a été publiée dans le livre Genèse de la cuisine québécoise, de Jean-Marie Francoeur. Elle est en quelque sorte à l'origine de nos rêveries d'un Noël bien copieux, qui plonge au coeur de nos racines culinaires. Nous avions envie de mieux connaître les pratiques gourmandes de nos ancêtres, de dénicher quelques recettes de Noël oubliées, de revaloriser un patrimoine beaucoup plus riche qu'on ne le soupçonne.

Les spécialistes de la cuisine québécoise ne s'entendent pas toujours sur l'origine des plats, sur leur place réelle dans l'alimentation de nos ancêtres, sur l'importance du métissage des cuisines de nos peuples fondateurs et colonisateurs. Parce qu'il vient de déposer le cinquième tome de son ambitieuse Histoire de la cuisine familiale du Québec, nous avons fait appel à Michel Lambert pour nous guider.

Dans les années 80, l'ancien aubergiste a pratiqué ce qu'il appelle la «cuisine environnementale». Sa Maison de la Rivière était située en bordure de la baie des Ha! Ha!, au Saguenay. Bien avant la mode du «local», il cueillait autour de chez lui des plantes sauvages et autres essences d'arbres. Il mettait en valeur les produits de son terroir dans une «cuisine de nos grands-mères», mariant allègrement les traditions ancestrales britanniques, francophones et innues.

C'est à peu près ce que nous avons demandé à nos chefs, Guillaume Cantin (second à la Maison Boulud) et Samuel Pinard (La Salle à manger et Pas d'cochon dans mon salon): un menu de Noël qui puise dans plusieurs époques et dans nos trois grandes cultures culinaires. L'interprétation personnelle des chefs en ferait une expérience contemporaine, inspirée de notre patrimoine. Pour mettre le projet sur les rails et s'inspirer, MM. Cantin et Pinard ont accepté de participer à un petit cours d'histoire donné par Michel Lambert, autour d'une table de La Salle à manger.

Quatre heures plus tard, la tête remplie d'images de cipailles fumants, de crépinettes craquantes, d'oies rôties à la perfection, de «montagnes de croquignoles dorées» et autres tartes aux atocas bien festives, les chefs sont repartis dans leurs cuisines, fort inspirés. À peine une semaine plus tard, nous avions une ébauche de menu mariant tradition et modernité.

À quelques jours de la séance photo, styliste culinaire, journaliste et assistante ont sorti marmites, poêles en fonte et assiettes à tarte. À l'instar des grands-mères d'une autre époque, nous avons cuisiné pendant trois journées complètes. C'est un menu qui se prépare à l'avance - chouette, Noël est précédé d'un week-end, cette année! Vous le réalisez en entier ou choisissez tout simplement les recettes qui vous font le plus saliver. C'est un menu costaud, viandeux, assumé, qui s'occupera de vos réserves adipeuses pour les longs mois d'hiver!

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MINCE PIES

Mélange sucré-salé typiquement british, le mince pie était un mets emblématique de Noël. Il remonterait au XIIIe siècle, lorsque des croisés européens rapportèrent du Proche-Orient des recettes combinant de la viande, des fruits et des épices. De forme oblongue (et non ronde comme c'est le cas aujourd'hui), elles représentaient la mangeoire dans laquelle dormait l'enfant Jésus. En Angleterre plus qu'ailleurs, les traditions et les Fêtes sont un enchantement. Chaque foyer se prépare à recevoir le père Noël. Pour le remercier des cadeaux et des sucreries, les petits déposent sur la cheminée un verre de sherry et une mince pie, afin que le vieil homme puisse refaire le plein pendant sa tournée.

PLARINES (crépinettes)

Les plarines ou plorines ressemblent à nos saucisses et se mangeaient dans le temps des Fêtes en accompagnement du plat principal, un peu à la manière du pâté à la viande. Certains les servaient aussi en repas de midi en même temps que du boudin et une sauce au thé noir. On jetait un peu de farine dans le gras de cuisson des plarines, pour faire un roux brun, avant de déglacer au thé. La sauce était ensuite assaisonnée avec beaucoup de poivre et quelques gouttes de vinaigre. Cette très vieille coutume remonte au Moyen-Âge.

OIE RÔTIE, FARCE, SAUCE ET CHOUX DE BRUXELLES

L'oie domestique est évoquée dans les textes historiques dès l'occupation française, de 1608 à 1629. L'abattage des oies se faisait autrefois à la fin de l'automne ou au début de l'hiver, juste avant celui des cochons.

Dans plusieurs mythologies, l'oie était un symbole important lié au cycle de la lumière et de la vie. À l'époque, manger de l'oie au solstice d'hiver signifiait s'approprier symboliquement le soleil avant qu'il ne parte pour l'ailleurs. L'oie a donc toujours été associée aux grandes fêtes (jour de l'An celtique, moissons germaniques, puis ensuite Action de grâce, Noël et jour de l'An chrétiens).

Malgré son remplacement par la dinde, l'oie demeure l'oiseau du temps des Fêtes dans certains pays comme l'Allemagne. Chez nos aïeux, elle était toujours blanchie dans une marmite avant d'être rôtie dans un grand chaudron. La plupart des gens la farcissaient avec du pain et des herbes et la servaient avec des pommes en compote ou en marmelade, ou avec de la gelée de gadelles.

Chez les Anglo-Québécois, on servait l'oie avec une sauce brune, de la compote de pommes ou de la confiture d'atocas. Samuel Pinard a choisi de servir son oie avec des choux de Bruxelles, pour évoquer les «chignons» d'autrefois: au moment de récolter les choux, on laissait la base dans la terre. Ainsi, les choux repoussaient jusqu'à Noël en petits chignons, aux feuilles plus lâches et plus tendres.

TÊTE DE COCHON

Chez les Celtes, le porc était un animal sacré qui vivait libre dans les forêts de chênes, dont il mangeait les glands. C'était le totem du druide. En mangeant la tête de porc, siège de l'intelligence, le Celte estimait accéder à la connaissance du druide et acquérait un pouvoir sur le réel, une connaissance de la nature et des forces qui en émanent.

Lors de la fête du Samain, qui célébrait à l'automne le début de la saison sombre de l'année celtique, tout le monde était invité à partager ses connaissances. Bien sûr, au Québec, on ne mangeait plus la tête de porc avec un tel sens du rituel, mais nous avons quand même hérité de cette tradition millénaire, venue ici avec les Normands. La tête de porc était typiquement farcie d'un mélange de pain et de porc ou de veau haché, la plupart du temps cuite dans le four à bois pendant six ou sept heures sur un lit d'oignons, de carottes ou de poireaux.

Nous n'avons pas inclus la recette ici, mais vous pouvez commander une tête de cochon farcie au service de traiteur de Samuel Pinard, Pas de cochon dans mon salon.

POITRINE DE DINDE PANÉE, ÉMULSION AUX HUÎTRES

Les Iroquoiens étaient de grands consommateurs de dinde. Ils l'associaient à leur soupe quotidienne de maïs tout comme à leurs ragoûts de courges et de haricots. La première mention de dinde au Canada a été faite par Gabriel Sagard, en mission chez les Hurons en 1623. L'oiseau vivait alors à l'état sauvage. Son élevage s'est répandu dans la vallée du Saint-Laurent à la fin du XVIIe siècle. La dinde est alors devenue une viande d'hiver appréciée.

De plus, l'arrivée des Britanniques en sol québécois est venue renouveler la cuisine de la dinde. Les loyalistes la vénéraient parce qu'elle était liée à leur survie en Amérique. Au XIXe siècle, certaines régions du Québec se spécialisaient dans l'élevage de la dinde, qu'on allait vendre dans les marchés urbains pour le temps des Fêtes ou qu'on vendait à des exportateurs qui l'envoyaient au sud de la frontière, pour Thanksgiving. La dinde farcie demeure le plat le plus connu des Fêtes et le plus pratiqué chez nous depuis une centaine d'années. Autrefois, on utilisait autant l'oie que la dinde au temps des Fêtes.

Les livres de recettes américains parus au début du XIXe siècle associent beaucoup la dinde aux huîtres, en sauce ou en farce. Nul doute que ces recettes se sont faites aussi au Québec dans certains repas de la classe dirigeante de l'époque.

Guillaume Cantin a choisi de travailler la poitrine de la dinde seulement, panée et servie avec une émulsion aux huîtres. Voilà une interprétation pour le moins créative d'un vieux classique anglais!