Chaque Noël, quand nous arrivions aux Escoumins juste avant le réveillon, après des heures de route souvent dans la tempête, la maison de mes grands-parents était déjà pleine des odeurs du festin qui se préparait. Nous avions toujours le sentiment d'être arrivés dans un refuge imprenable.

La cuisine était le domaine de ma grand-mère et le grand chaudron de fonte qui était déjà au four depuis l'après-midi contenait un plat mythique: un cipaille! Arthémise avait passé le plus clair des deux journées précédentes à préparer les viandes de gibier que son père, un Montagnais qui vivait de la chasse et de la pêche, lui avait apportées. D'une année à l'autre, on pouvait avoir de l'orignal, du cerf, de la perdrix, du lièvre ou quelques autres gibiers qu'il avait capturés lors de ses tournées dans les bois de la Côte-Nord.

À la table des enfants, nous n'aurions pu dire avec certitude ce que nous mangions et nous aurions sans doute levé le nez sur nos assiettes dans toute autre maison que celle-là. Mais c'était toujours succulent et les plus gourmands d'entre nous en redemandaient, au grand dam des adultes qui mangeaient après nous et craignaient de perdre leur deuxième portion...

Une ou deux décennies plus tard, c'était au tour de ma mère, Claire, l'aînée des 10 Létouneau, de recevoir la famille avec sa propre version du cipaille. Elle prépare ce plat encore aujourd'hui, dans les «grandes occasions». Si sa recette trahit maintenant les 60 années qu'elle a passé loin des Escoumins, dans la région montréalaise, elle n'est pas moins délicieuse que celle de sa mère.

Alors qu'Arthémise était toujours fidèle à la recette de ses ancêtres, Claire a adapté la sienne aux goûts de ses enfants et de ses invités, mais aussi aux réalités de la vie en ville. Faute d'avoir un chasseur dans la famille, trouver du gibier à un coût raisonnable n'est pas évident et ma mère a remplacé le lièvre, la perdrix ou l'orignal par du poulet, du boeuf et du porc.

Pour le goût, elle n'hésite pas à ajouter des lardons, à varier la garniture de légumes et même à ajouter un peu de sauce «hot chicken». Sa recette est toutefois semblable à celle de sa mère dans sa préparation et dans la cuisson prolongée qui emplit la maison des odeurs réconfortantes de notre enfance.

Ce sont donc deux recettes de cipaille que nous vous proposons aujourd'hui, chacune témoin d'une génération de cuisinières québécoises, aussi savoureuses l'une que l'autre et relativement simples à réaliser.

Ma mère connaît évidemment sa propre recette «par coeur» et l'a préparée à la perfection pour ce reportage. Il a toutefois fallu faire un peu de recherche pour reconstituer celle de ma grand-mère, trouver du gibier, et bien vérifier auprès de ses filles qu'elle ne mettait bien qu'une seule pâte sur l'ensemble de son oeuvre.

Un matin récemment, nous nous sommes attaqués, ma mère et moi, à la réalisation du cipaille de ma grand-mère. Les odeurs sont encore là.