À l'heure où certains pays remettent en question le bien-fondé de la production de foie gras, les Québécois marquent leur dissidence et leurs affinités avec les Français en affichant plutôt un engouement croissant pour ce mets de luxe. Surtout à Noël, période de pointe pour les producteurs.

Depuis un mois, le téléphone ne dérougit pas à la ferme du Canard goulu, de Saint-Apollinaire: les mousses, les foies gras frais, en bloc ou cuits au torchon s'envolent. «C'est la grosse saison et à notre boutique, 300 canards gavés par semaine ne suffisent pas à la demande», explique Marie-Josée Garneau, propriétaire depuis 1997 avec son conjoint Sébastien Lesage de cette entreprise qui élève annuellement 50 000 canards de Barbarie artisanalement, tout en offrant une grande variété de produits transformés sur place et de plats cuisinés. «Plusieurs semaines d'avance, nous augmentons la préparation de nos conserves de foie gras et nous congelons des foies gras au torchon pour être en mesure de servir les clients qui n'auraient pas réservé.» Mais à quelques jours de Noël, le foie gras frais devient une denrée rare. «Ces dernières années, les Québécois ont vraiment appris à poêler le foie gras et ils ont démystifié sa préparation, ce qui a fait exploser nos ventes de lobes frais.»Même situation à la ferme Basque de Charlevoix, qui a ouvert ses portes en mars 2003 avec une production de canards mulards et de Barbarie et un éventail de mets à emporter. «Le canard est devenu une des viandes vedettes des Québécois, au point de remplacer souvent la dinde sur la table de Noël», estime Isabelle Mihura. Elle et son mari Jean-Jacques Etcheberrigaray ont retrouvé dans Charlevoix un peu de la douceur de leur Pays basque natal. «Les Québécois découvrent aussi la différence entre le pâté de foie et le véritable foie gras au naturel ; et comme ils sont curieux, ils ont appris à le cuisiner, contrairement aux Français.»

Un nombre croissant de producteurs

Le foie gras représente à lui seul au moins 50 % du chiffre d'affaires d'un producteur de canards gavés. D'après les données du MAPAQ, cet engouement suivrait celui des Français, dont la consommation a augmenté de 10 % en deux ans. Avec 90 % du marché, ils en sont le premier producteur et exportateur mondial. Mais les Québécois préfèrent encourager leurs artisans locaux plutôt que les Européens. Résultat : si le Canard goulu a longtemps été le seul spécialiste québécois du canard fermier, la compétition s'est accrue depuis avec l'arrivée de petites entreprises comme Le Canard au naturel, La ferme Basque, Les Canardises ou la ferme d'Oc, qui tient un kiosque au marché du Vieux-Port. Mais personne ne craint la compétition, car la demande dépasse l'offre. «Nous sommes plutôt une confrérie que des compétiteurs, confirme Jean-François Émond, de la ferme d'Oc. D'ailleurs, nous nous sommes regroupés pour présenter un amendement à la nouvelle réglementation du MAPAQ exigeant que les oiseaux d'élevage soient enfermés pour contrer les risques de propagation de la grippe aviaire par des oiseaux sauvages.» Une hérésie selon ces entrepreneurs, pour qui les canards doivent pouvoir s'ébattre à l'extérieur et brouter de l'herbe, autant pour leur bien-être que pour produire une chair de qualité.

Gavage et éthique

Si le foie gras fait un nombre grandissant d'adeptes ici et en France, il a aussi ses détracteurs, qui assimilent le gavage à de la cruauté envers les animaux. Sous la pression de groupes d'influence et de vedettes comme le chanteur Paul McCartney ou l'actrice Loretta Swit, la Californie vient d'interdire la production et la vente de foie gras à compter de 2012, à l'instar de l'Oregon, du Massachusetts, de l'Illinois, de New York et de Chicago. Israël faisait de même en 2003, suite à un Rapport du Comité scientifique sur la santé et le bien-être animal de la Commission européenne, qui confirmait en 1998 que, dans certains cas, le gavage pouvait constituer une atteinte à l'intégrité physique des palmipèdes.

La question se pose donc : peut-on gaver de façon éthique ? Oui, répondent en choeur les producteurs interrogés, pour qui le bien-être animal est une absolue priorité et qui réfutent l'élevage industriel à grande échelle, autant pour les canards que pour le porc ou le poulet. «Les gens s'imaginent que l'on remplit l'estomac de nos canards de force, alors que nous ne faisons que recréer le gavage qui a cours naturellement chez ces oiseaux migrateurs. Ils se font comme une boîte à lunch en remplissant leur jabot très élastique de nourriture pour se constituer des réserves, explique Marie-Josée Garneau, qui insiste aussi sur le fait que ses bêtes sont élevées en semi-liberté et non en cage. Jamais nous ne forçons un animal à manger. Le gavage se fait avec du maïs et de l'eau uniquement, il ne dure que deux secondes, deux fois par jour, au cours des trois dernières semaines de vie de nos canards. Nous procédons avec douceur car nous aimons nos animaux.»

À la Ferme Basque, on invite même les visiteurs à assister aux repas de gavage, qui se font de la même manière qu'au Canard goulu.«Nous croyons qu'il est essentiel de démystifier ce terme "gavage", estime Isabelle Mihura. Les gens repartent calmés quand ils comprennent que l'animal ne souffre pas du tout.» Jean-François Émond ne croit pas que les Québécois céderont à ce mouvement de boycott qui témoigne, selon lui, d'une méconnaissance de l'élevage de canards fermiers.«Ma clientèle est composée de gens bien informés sachant apprécier toute la passion que nous mettons dans notre travail. Tandis que les Américains ont souvent tendance à oublier que derrière la viande qu'ils achètent en paquets de cellophane aseptisés il y a aussi un animal qu'on a souvent été élevé dans des conditions révoltantes. Pourtant, ça ne semble pas les empêcher de dormir ! Je trouve cette attitude très paradoxale.»

Pour sa part, le chef Jean-Luc Boulay estime que l'engouement pour le foie gras ne fait que débuter au Québec et sera toujours associé aux moments précieux, comme Noël et le Nouvel an.«Il s'agit d'une tradition vieille de 4000 ans et nos éleveurs travaillent vraiment selon les règles de l'art. Nous devrions apprécier et savourer ces produits fins avec tout le respect qui leur est dû.»