Longtemps laissés de côté à l'ère du béton et du «vite fait», les artisans du bâtiment semblent enfin sortir de l'ombre. Leur savoir-faire a failli disparaître à force d'être dévalorisé et folklorisé, mais le voilà de nouveau célébré. État des lieux et portraits.

La fierté du bel ouvrage

«Les grands chantiers des années 50 et 60 ont eu l'effet de mettre de côté les métiers traditionnels, mais l'arrogance moderne a récemment eu ses leçons d'humilité.»

Dinu Bumbaru fait évidemment allusion au piteux état du pont Champlain et autre échangeur Turcot, ouvrages de béton fragiles qui ont bien malgré eux remis en valeur les matériaux nobles et le savoir-faire utile à les façonner. «Évidemment, on ne reviendra pas comme à l'époque où maçons et ferblantiers formaient des armées sur les chantiers, soutient le directeur des politiques à Héritage Montréal. Mais on est en train de chercher un nouvel équilibre avec la créativité moderne en employant notamment des matériaux traditionnels dans un contexte moderne.»

Cette sensibilité renouvelée se voit aussi dans le milieu résidentiel. «On voit beaucoup de gens qui achètent une maison et qui la restaurent, qui s'efforcent de préserver le patrimoine, ce qui est relativement récent comme réflexe, soutient l'architecte Michel Boudreau, de la firme STGM. On voit notamment des gens qui installent du mobilier contemporain dans un bâtiment restauré où les traces du passé ont été préservées.»

M. Boudreau, qui est l'un des rares professionnels québécois à se consacrer à l'architecture patrimoniale, soutient que seulement de 10 à 15 % des propriétaires vont s'engager dans une restauration complète et fidèle. Mais il n'est pas obligatoire d'aller aussi loin dans sa démarche.

«Certains vont garder l'essentiel du cadre bâti et faire un beau mélange avec des touches contemporaines. Évidemment, ce n'est pas tout le monde qui veut vivre comme autrefois!»

«Quand on conserve les murs non isolés d'une maison ancestrale, il peut en coûter jusqu'à 10 000 $ de chauffage par année. On comprend que ce n'est pas très attrayant pour les acheteurs éventuels. Mais, au final, j'aime beaucoup mieux une maison partiellement restaurée que quelque chose d'irréversible. C'est déjà une bonne chose d'arriver à conserver l'essentiel de l'atmosphère, l'esprit des lieux, le cachet original.»

Préserver les richesses de notre patrimoine bâti ne passe pas seulement par de grands projets de restauration, il faut aussi l'entretenir. «On pense faire le changement d'huile de notre voiture, mais on ne songe pas à entretenir nos maisons, se désole Dinu Bumbaru. Il faut développer ce que j'appelle l'industrie de l'entretien. Le bâtiment le plus durable est celui qui existe. On aime mieux conserver ses dents que de s'acheter un dentier, n'est-ce pas?»

La valeur du savoir-faire

Dans tous les cas, l'artisan est à la clé de la valorisation des techniques traditionnelles par son savoir-faire, mais aussi grâce à ses connaissances. «La sensibilité et l'interprétation du patrimoine bâti ne doivent pas passer par l'architecte, c'est davantage l'artisan qui doit être écouté, car c'est lui qui a les connaissances, soutient Michel Boudreau. J'ai appris mon travail à force de côtoyer tous ces corps de métier, j'arrive à comprendre pourquoi et comment ils utilisent une matière ou une autre.»

La reconnaissance de ce savoir-faire semble faire son chemin. Par exemple, le nouveau Plan d'action en patrimoine de la Ville de Montréal est en vigueur depuis l'an dernier, et des initiatives émanant du milieu artisan sont en cours d'élaboration. «On veut offrir une accessibilité plus pertinente à l'artisan, notamment sur les chantiers institutionnels et privés, explique Regis Eroyan, tailleur de pierre. On veut ainsi donner une possibilité d'avenir aux jeunes qui voudraient travailler de leurs mains et oeuvrer dans des projets reliés aux métiers traditionnels.»

«On est dans une très belle période de conservation du patrimoine. On le mesure avec le nombre d'appels d'offres que l'on voit passer», explique Michel Boudreau, architecte.

«Mais si les artisans en profitent, il faut aussi convaincre la population et l'industrie de la construction de faire appel à leurs services, surtout en région où c'est plus difficile.»

Après avoir été folklorisés et avoir été l'objet de railleries, les métiers traditionnels sont en voie d'établir de nouvelles bases solides, selon Dinu Bumbaru qui fait d'ailleurs un parallèle intéressant avec les métiers de la table. «L'intérêt nouveau pour les techniques traditionnelles, en boulangerie ou en boucherie, par exemple, a aidé à revitaliser des villages entiers, dit celui qui travaille à Héritage Montréal depuis 1982. On veut de plus en plus de produits de fiabilité, de durabilité et de personnalité et on voit que ça peut se faire chez nous en couplant les différentes expertises. C'est aussi formidable pour la nouvelle architecture, parce que ce genre de chose ne peut pas être réalisé par des robots. Il faut rompre avec l'idée que les métiers traditionnels sont folkloriques: un Stradivarius peut jouer toutes les sortes de musique. En fait, on peut caractériser les métiers traditionnels par la fierté du bel ouvrage.»

1%: Proportion de travailleurs de métiers traditionnels au sein de l'ensemble de l'industrie de la construction en 2015.

1500: Nombre de travailleurs de métiers traditionnels toujours actifs au Québec en 2015; ils étaient 5000 en 1993.

Source: Yves Lacourcière, Renouvellement de la politique culturelle du Québec 2016

Daniel-Jean Primeau: le sculpteur devenu plâtrier

L'artisan

«J'ai travaillé pendant une quarantaine d'années comme sculpteur d'art contemporain, j'intégrais notamment mes pièces à l'architecture. J'habitais en Montérégie à l'époque et j'ai découvert en arrivant à Montréal que la plupart des maisons étaient ornementées avec du plâtre. J'ai alors rencontré un vieux plâtrier qui s'est montré super intéressé de voir qu'un jeune de 32 ans voulait apprendre sa technique! Il m'a donné un cours en accéléré de cinq heures; pour quelqu'un qui n'a jamais rien fait de ses 10 doigts, c'est long, apprivoiser de telles techniques, mais moi, j'apprenais simplement une nouvelle façon de faire. Aujourd'hui, je ne fais presque plus d'art contemporain comme avant.»

Sa passion

«J'ai toujours aimé les vieux édifices et le patrimoine, j'ai d'ailleurs été longtemps membre de la Société du patrimoine de Sainte-Martine, où j'habitais une maison du XIXe siècle. Je travaille maintenant dans le traditionnel avec une technique ancestrale, je me suis développé une passion qui me donne le privilège d'entrer dans de belles maisons et de leur redonner leur splendeur d'antan. Aussi, il y a toujours de nouveaux défis à relever; souvent, il faut que j'invente. Ce n'est pas plate, ce qu'on fait! Et travailler le plâtre reste un travail artistique. Je ne me verrais pas faire quelque chose où il n'y a pas de défi créatif.»

Son travail

«On fait appel à nous surtout quand il y a des sinistres ou quand on procède à un agrandissement, notamment quand on retire un mur. On refait les moulures pour les harmoniser avec le reste de la pièce. Je prélève alors l'empreinte de la moulure qui est en place, car elles sont toutes différentes d'une maison et d'un quartier à l'autre. Ça change aussi en fonction du plâtrier qui l'a créée à l'époque, les modèles étaient semblables, mais avec des proportions différentes. Aussi, les maisons d'époque sont croches; je donne l'illusion qu'elles sont droites, c'est la raison d'être des moulures. Enfin, je trouve ça dommage quand on détruit des intérieurs d'une grande richesse, mais des fois ç'a été mal entretenu, mal chauffé, le système électrique est désuet et dangereux: quand il faut tout refaire, la priorité, c'est la sécurité.»

Son avenir

«On arrive à avoir du travail pendant presque toute l'année, même si la demande n'est pas exceptionnelle - les rénovations majeures se font dans les résidences de gens qui ont des moyens, car nombreux sont ceux qui vont tolérer des moulures fissurées. J'ai néanmoins l'impression que le public commence à être au fait de la préservation du patrimoine bâti. Dans plusieurs quartiers, on trouve des maisons où il y a de belles choses, et pas seulement à Outremont ou à Westmount. Quant à ma relève, je travaille depuis une dizaine d'années avec Kyle, un musicien rencontré chez une connaissance commune et qui travaille avec moi depuis ce temps. Je cherche aussi quelqu'un pour agrandir l'équipe, je sais qu'un jeune de l'École des métiers de la construction a eu le coup de foudre pour les moulures de plâtre. Je vais le rencontrer, je détiens peut-être une pépite. Cela dit, on privilégie des gens qui ont une culture générale, qui s'intéressent aux structures, aux références. Il faut être attentif aux choses exceptionnelles qui nous entourent.»

Photo Marco Campanozzi, La Presse

Le plâtrier Daniel-Jean Primeau ne chôme pas. Son art est de nouveau recherché.

Jean-François Lachance: menuisier par amour du patrimoine

L'artisan

«J'ai d'abord appris de mon père et de mon grand-père, François-Xavier Lachance, dernier constructeur de navires en bois au Québec, qui a cessé ses activités en 1976. À 16 ans, je travaillais déjà le bois, et peu après, j'ai commencé à gagner ma vie sur des chantiers de rénovation et de constructions neuves. Je suis parti à 20 ans à Montréal afin de poursuivre des études universitaires en sociologie, et c'est à cette époque que j'ai eu l'occasion de fréquenter des ateliers de menuiserie et d'ébénisterie. J'ai ainsi appris les rudiments du métier essentiellement par transfert de connaissances; je touchais à tout, car mon patron maîtrisait lui-même tous les corps de métier, de la charpente à l'ébénisterie. Des fois, on se casse la tête, mais notre source d'inspiration provient de la personne de qui on a appris.»

Sa passion

«Ce qui me plaisait le plus était la finition, c'est ce qui m'a amené à faire de la restauration patrimoniale. Quand j'ai découvert ça, j'ai vraiment eu la piqûre. Mais mon métier, je l'ai un peu ressuscité: je n'ai pas appris ça à l'école, j'ai analysé les choses et je les ai refaites autant d'un point de vue technique que de l'allure. Ce que l'on fait, c'est de la menuiserie au véritable sens du terme, c'est-à-dire qu'il s'agit de menus travaux concernant l'habillage d'une maison. J'ai ainsi décomposé mon métier jusqu'à obtenir un savoir-faire pointu. Pour ce faire, il faut non seulement apprendre, mais aussi avoir le talent artistique pour expérimenter.»

Son travail

«J'ai commencé à travailler à mon compte en 1999 et j'ai fondé l'Atelier l'Établi en 2002. On fait affaire avec des entrepreneurs avec qui on a développé un lien de confiance. On leur a fait comprendre que c'est plus rentable de travailler entièrement en atelier que de livrer en pièces détachées et de les laisser faire l'assemblage sur place. En 15 ans, nous avons travaillé sur 1500 maisons, en moyenne une centaine par année. Nous avions une plus grande équipe au départ, mais nous sommes plus efficaces aujourd'hui, si bien que nous avons maintenu le même volume avec une équipe réduite. Près de 95 % de notre travail concerne le patrimoine bâti, c'est le patrimoine qui nous donne de l'ouvrage. Nous faisons des choses que les autres ne font pas. D'ailleurs, on remarque que le fossé d'aptitudes est de plus en plus grand entre métiers traditionnels et contemporains, il y a une méconnaissance énorme de nos spécialités.»

Son avenir

«Il va y avoir de plus en plus de besoins de restauration, car il y a encore pas mal de rattrapage à faire. Je crois d'ailleurs que les gens ont développé une conscience pour le patrimoine bâti, car on reconnaît son importance touristique en plus de contribuer à la valeur d'une maison. Il s'avère donc rentable d'investir dans sa propriété. Notre industrie demeure toutefois très conjoncturelle, car il ne s'agit pas de biens de première nécessité. Nous avons failli fermer à la suite de la crise financière de 2008 - plusieurs ateliers d'ébénisterie ont d'ailleurs cessé leurs activités. Évidemment, nous sommes dans une époque minimaliste, je ne sais pas si on va un jour revenir à l'époque faste d'il y a 100 ans où l'on voyait tous ces ornements de bois. Mais ça serait dommage de laisser tomber une si belle aventure, j'ai donc bon espoir que mes employés vont prendre la relève, ici ou à leur compte. Tout commence avec une passion, il faut ensuite l'entretenir.»

Photo Marco Campanozzi, La Presse

«À 16 ans, je travaillais déjà le bois, et peu après, j'ai commencé à gagner ma vie sur des chantiers de rénovation et de constructions neuves», dit Jean-François Lachance.