De jour, les lieux ne sont pas très invitants. Les silos de la Canada Maltage se dressent au bout de la rue Saint-Ambroise, au bord du canal de Lachine, entre une cour à scrap et un terrain vague. Décor idéal pour un film glauque aux allures de fin du monde.

De jour, les lieux ne sont pas très invitants. Les silos de la Canada Maltage se dressent au bout de la rue Saint-Ambroise, au bord du canal de Lachine, entre une cour à scrap et un terrain vague. Décor idéal pour un film glauque aux allures de fin du monde.

Mais de soir, l'endroit s'anime. Des lumières s'allument au sommet des silos. Et ce qui était inquiétant devient intrigant. Non, il ne s'agit pas d'un rave secret, mais du projet Obsolescences, de l'artiste Axel Morgenthaler. Toutes les nuits, depuis la semaine dernière, ce spécialiste de l'éclairage redonne vie à ces bâtiments désaffectés du quartier Sant-Henri, témoins du Montréal industriel.

Son «poème lumineux», comme il le dit lui-même, consiste à «allumer» les maisons des convoyeurs qui sont juchées au sommet des silos, à coups de faisceaux stroboscopiques. C'est dans ces «sheds» que des techniciens de la compagnie Canada Maltage se postaient jadis pour veiller au remplissage de grains de malt.

«Pour moi, l'idée n'était pas tant d'éclairer la façade du building, explique Morgenthaler, un Suisse d'origine qui a déjà travaillé avce Robert Lepage, La La La Human Steps et Marie Chouinard. Ce que je trouve intéressant, en tant qu'artiste, c'est d'interpréter la vie qu'il y avait avant. De lui redonner vie d'une autre façon.» Cette installation lumineuse dure toute les nuits jusqu'au 18 juin. Elle est parrainée par Quartier Éphémère, un regroupement d'artistes qui utilise la ville comme toile de fond.

Les bâtiments de la Canada Maltage ne sont pas aussi «célèbres» que le gigantesque No 5. Ils sont plus petits, plus cachés et on n'a jamais parlé de les détruire. Mais ils sont dans un état de dégradation avancé. Quand la Canada Maltage a quitté les lieux en 1980, le terrain a été vendu à un homme d'affaires et les bâtiments laissés aux soins des squatteurs et des graffiteurs. D'où ce projet de mise en valeur, qui vise à sensibiliser le public.

«Il faut le voir comme un dernier hommage, explique Caroline Andrieux, fondatrice de Quartier Éphémère. Parce que beaucoup de gens ne connaisssent pas ce silo, et qu'il va bientôt tomber. Il n'y a plus de possibilité de le sauvegarder. Alors c'est une façon de dire: regardez là, parce que bientôt, il n'y aura plus de bâtiment.»

À noter que le projet Obsolescences ne vient pas seul. Une exposition d'oeuvres inspirées par le silo est parallèlement présentée à la maison de la culture Marie-Uguay. Pour ceux qui s'intéressent à l'histoire industrielle, on organise aussi des visites commentées les 28 mai, 4 et 18 juin prochains, de 21h à 22h (annulé en cas de pluie). Le rendez-vous est à L'Écluse de la côte Saint-Paul d'où les bâtiments sont particulièrement bien visibles.

Pas classés

Contrairement au célèbre silo No 5, classé édifice reconnu, les silos de la Canada Maltage n'ont aucun statut patrimonial. Ce qui veut dire qu'ils ne sont pas protégés.

Quand on lui apprend la nouvelle, le propriétaire du terrain, Stephen Quon, s'avoue surpris. «Dans les années 90, sur une charte de la ville, j'ai pourtant cru voir qu'ils étaient classifiés. Mais c'est vrai que je n'ai jamais reçu de document municipal ou provincial qui me certifiait la chose.»

Ces silos ne sont pourtant pas sans valeur. Le plus vieux d'entre eux, construit en 1905, est le dernier de son espèce en Amérique du Nord. Il est construit en blocs de terre cuite, une technologie révolutionnaire à l'époque- mais éventuellement supplantée par le béton.

Selon l'urbanise Pierre Malo, de la Société du Havre, cette «unicité»- et sa situation géographique- en font un morceau important de notre histoire industrielle. «Ce bâtiment ne pourrait pas être ailleurs dans la ville. Il est sur le bord du canal, des voies ferrées. Sa présence dans le paysage est un témoin important du glorieux passé portuaire de Montréal, qui était le premier port de céréales au monde au début du siècle, quand tout le grain de l'Ouest canadien qui était acheminé en Europe passait par Montréal.»

Chez Héritage Montréal, on convient que ces vestiges d'une autre époque mériteraient un statut particulier. Mais s'ils ne sont pas protégés, affirme Dinu Bumbaru, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas encore fait l'objet d'un travail de classement. «Vous savez la basilique Notre-Dame non plus n'est pas classée!» ironise M. Bumbaru.

Conserver ou transformer?

M. Quon lui, ne s'en cache pas: son terrain est à vendre. L'homme d'affaires a déjà reçu des offres qui ne se sont pas concrétisées. Sans doute attend-il le bon moment. Ce secteur de Saint-Henri, situé à un jet de pierre du marché Atwater, est en plein développement immobilier. Un tas d'anciennes fabriques ont déjà été recyclées en lofts. Même s'ils semblent irrécupérables, quelqu'un voudra peut-être tenter la même chose avec les silos de la Canada Maltage.

Il y a deux ans, une étude menée par la Société du Havre sur le potentiel de réutilisation du silo No 5, a démontré que des structures de ce type étaient transformables à d'autres fins. «Techniquement, ça ne semble pas insurmontable de faire un usage économique avec un bâtiment comme ça», résume Pierre Malo.

D'ailleurs, les exemples de silos recyclés ne manquent pas. À Marseille, un silo a été transformé en salle de spectacles. En Amérique du Sud, un autre est devenu une bibliothèque universitaire. Au Minnesota, un silo a été recyclé en hôtel. Plus près de chez nous, on apprenait la semaine dernière que le silo No 5 serait bientôt offert aux promoteurs immobiliers, après des années de controverse sur son avenir.

Dinu Bumbaru serait le premier à se réjouir si on préservait le vieux silo de terre cuite. Mais faut-il pour autant lui donner une nouvelle vocation, se demande-t-il.

«On n'est pas obligé de tout transformer. On devrait être raisonnable plutôt que de toujours vouloir "condo-iser". Pourquoi ne pas recycler le bâtiment plus récent pour donner un minimum de vie et d'usage (bureaux, lofts, atelier) et conserver le plus vieux comme un élément du paysage industriel mémoriel du canal? Car enfin, si on perce des fenêtres dans les silos de tuile et qu'on les isole par l'extérieur, on ne les verra plus...»

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Sur Internet:

> www.quartierephemere.org

> www.heritagemontreal.qc.ca