La route qui relie Castlelyons à Fermoy, dans le sud de l'Irlande, est étroite, jonchée de murets de pierre et de ruines du château éponyme, bâti au XVIIe siècle par le comte de Barrymore. Verte dans toutes ses nuances, même au plus froid de l'hiver irlandais, partout où le regard se pose.

J'avais convenu de doubler mon séjour à Ballyvolane d'une séance de pêche à la mouche dans la rivière Blackwater, dont quelques parcours, privés pour la plupart, appartiennent à la famille Green. À la dernière minute, le ghillie (terme d'origine écossaise qui signifie guide-accompagnateur) a toutefois avisé Justin Green que la rivière avait débordé de son lit en raison des fortes pluies des jours précédents. Partie remise.

«La pêche n'aura pas lieu, mais tu auras la maison à toi toute seule», dit Justin, avant d'emprunter une longue allée sur la droite, au fond de laquelle surgit enfin, toute fière, Ballyvolane. Après une fin de semaine chargée de festivités nuptiales, la maison de campagne, en ce lundi matin, reprenait son souffle. Un court moment de répit avant l'arrivée des prochains visiteurs.

Ballyvolane fait partie du mouvement Hidden Ireland, un regroupement d'une trentaine de maisons de campagne, familiales pour la plupart, converties en maisons d'hôtes. L'hospitalité et le bon goût irlandais dans la plus pure des traditions. Dispersées aux quatre coins de l'île émeraude, à l'écart des circuits touristiques, ces maisons ont, pour la majorité, été construites aux XVIIIe et XIXe siècles, sous l'Empire britannique, âge d'or de l'architecture géorgienne.

La maison des Green ne fait pas exception. «Bally», en gaélique, désigne un lieu, une place. Ballyvolane, par extension, signifie «le lieu où naissent les génisses», un renvoi à la richesse, à la fertilité du domaine sur lequel elle s'élève sur 40 hectares de terres cultivables. On en doit la construction à sir Richard Pyne, un haut ministre de la Justice à la retraite qui, en 1728, l'érigea à l'emplacement d'une résidence datant de l'époque médiévale, dans le style géorgien le plus classique. Trois étages modelés en un cube massif, une façade austère et parfaitement symétrique, des fenêtres à guillotine.

En 1847, l'un des héritiers Pyne, Jasper de son prénom, enrichi par trois mariages successifs avec des femmes nanties, entreprend de grands travaux d'agrandissement qui métamorphosent la maison en profondeur. Du bâtiment, on retire l'étage supérieur, tandis qu'une aile est annexée à son extrémité ouest. C'est dans ce pavillon que demeurent aujourd'hui les quatre générations de Green. La décoration intérieure est entièrement repensée, dans un style légèrement plus ornementé, chargé, fleuri, dit «italianisant» ou néorenaissance, un cachet très prisé dans les campagnes anglaises à la même époque. On en trouve toujours des traces dans les moulures qui ornent les hauts plafonds dans toutes les pièces, le séjour, dit salle hypostyle, fermé par deux colonnes de marbre, et les portes peintes à la main, toutes inchangées depuis le XIXe siècle.

Voilà l'état dans lequel se trouve Ballyvolane lorsque les grands-parents de Justin, Cyril et Joyce Green (dont on célébrera le 102e anniversaire), l'achètent en 1953. Au cours des 30 prochaines années, les Green aménagent jardins et parcs, bichonnent la maison, la remettent sur pied. Dans les années 80, parce que les revenus générés par la ferme sont insuffisants, Jeremy et Merrie Green proposent leurs premières chambres d'hôtes et accueillent leurs premiers visiteurs.

En 2004, forts de leur expérience dans les grands hôtels de luxe de Hong Kong, Dubaï et Bali, Justin et Jenny, comme une évidence, acceptent à leur tour de prendre les commandes de Ballyvolane. La transition s'opère en douceur, le temps d'apprivoiser cette maison «un peu défraîchie» (mais si élégante), son système de plomberie archaïque, à l'instar de ses drains, cheminées, fenêtres, toits, gouttières, ce qui exige une dose équivalente de passion, d'effort et d'engagement.

Le mot d'ordre: authenticité

«Ces vieilles maisons ont été construites pour les divertissements somptueux, écrit Justin Green dans l'introduction au livre de Mary Leland, At Home in Ireland, publié en 2012. Je me vois comme un passeur, chargé de maintenir la maison en bon ordre, d'en garder l'intégrité, avant que le flambeau soit passé à la génération suivante. Par intégrité, j'entends aussi son caractère un peu déglingué, bancal. Il est normal qu'une maison vieille de 300 ans montre son vécu, un peu de résistance à l'usure.»

Le défi des dernières années a donc été de rajeunir, de moderniser Ballyvolane, sans toutefois mettre en péril ce petit je-ne-sais-quoi d'énigmatique qui l'entoure, ce «sens du mystère» qui en fait tout le charme.

Dans chacune des six chambres à coucher, Justin et Jenny ont installé des baignoires antiques en fonte et rafraîchi la peinture sur les murs en restaurant les couleurs d'antan avec l'aide de Farrow&Ball (à Londres); des teintes chaudes et crémeuses, beaucoup de rouge, de vert, d'orange brûlé, de dorure.

Autres particularités: l'abondance de «chintz», qui se caractérise par la récurrence des motifs à fleurs sur les tissus en général: les lourds rideaux de coton, les cadres sur les murs, les tapisseries et les revêtements des fauteuils. De même que la figure du cerf, emblème des Green, grands amateurs de chasse à courre, qui se retrouve dans bon nombre de détails. Les meubles sont tous d'époque, et les repas servis autour de la grande table communale où se mélangent tous les invités donnent lieu, raconte-t-on, à des soirées mémorables.

Dans le but de s'adapter à une économie difficile, après les années prospères du Tigre celtique, les Green ont transformé la grange qui surplombe le jardin en salle de réception. Les mariages constituent aujourd'hui leur activité la plus importante.

L'histoire de Ballyvolane comporte aussi sa part de ténèbres. Une légende locale raconte que quelques années après sa construction, la maison originale a été louée à un certain Andrew St. Leger, connu des milieux hippiques, accompagné de sa femme, Jane. Ils gardaient leurs objets de valeur dans un coffre-fort - fermé à clé dans la chambre des maîtres -, qui a tôt fait d'obséder Timothy Croneen, le majordome.

Une nuit noire de novembre, Croneen assassine le couple dans son sommeil, avant de s'emparer du trésor et de l'enterrer en lieu sûr. Trahi par l'épagneul de Mme St. Leger qui, s'acharnant sur le meurtrier de sa maîtresse, finit par éveiller les soupçons des autorités, Croneen est condamné à mort et pendu à la prison de Cork, en 1730.

Au moment des rénovations de 1847, on a retrouvé, sur le plancher du troisième étage qui allait être démoli, «des taches de sang impossibles à nettoyer». Mais le butin, dit-on, n'a jamais été trouvé.

Questionné sur la véracité de la légende, Justin Green s'est contenté d'esquisser un sourire, suggérant que le mystère vieux de trois siècles ne vivra qu'à la condition de rester non résolu.

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* Pour une plongée dans l'univers des maisons de campagne typiques de l'Irlande, voici quelques suggestions de lecture de Justin Green (en anglais uniquement):

Mary Leland, At Home in Ireland, 2012.

Josephine Ryan, Essentially Irish: Homes With Classic Irish Style, 2011.

Robert O'Byrne, Romantic Irish Homes, 2009.