En étrillant Israël depuis la reconnaissance de Jérusalem comme sa capitale par Washington, le président turc Recep Tayyip Erdogan espère marquer des points auprès de son électorat mais risque de saborder les fragiles relations avec l'État hébreu, selon des analystes.

M. Erdogan s'est en effet mué en porte-voix de l'opposition des pays musulmans à la mesure unilatérale annoncée le 6 décembre par le président américain Donald Trump qu'il a vertement critiqué, avant de diriger son ire vers Israël qu'il a qualifié d'État «terroriste» tueur d'enfants palestiniens.

Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou lui a sèchement répondu, affirmant n'avoir «pas de leçons de moralité à recevoir d'un dirigeant qui bombarde des villages kurdes en Turquie, qui emprisonne des journalistes, aide l'Iran à contourner les sanctions internationales et aide des terroristes, notamment à Gaza».

M. Erdogan a promis qu'un sommet des leaders du monde musulman qui se tiendra mercredi à Istanbul représenterait un «tournant» dans leur action face à la décision de Washington, alors que les poids lourds traditionnels de la région comme l'Arabie saoudite et l'Égypte se sont pour le moment contentés des condamnations d'usage sans annoncer la moindre mesure concrète.

«Cette position (d'Erdogan) est en phase avec le sentiment dominant de ses propres électeurs en Turquie», souligne Marc Pierini, chercheur à Carnegie Europe et ancien ambassadeur de l'Union européenne en Turquie.

Issu de la mouvance islamo-conservatrice, M. Erdogan est en effet un habitué des critiques contre Israël et ne cache pas son soutien au mouvement islamiste palestinien Hamas, bête noire des autorités israéliennes. Ce discours trouve un écho chez l'électorat traditionnel de M. Erdogan et lui a permis de bâtir une certaine popularité dans le monde arabo-musulman.

Mais ses dernières diatribes surviennent alors que la Turquie et Israël sont engagés dans un processus de normalisation entamé l'année dernière après une quasi-rupture de leurs relations en 2010 à la suite d'un raid israélien meurtrier contre un navire d'une ONG turque se dirigeant vers la bande de Gaza.

«Les deux parties ne s'aiment pas»

«Au vu de la réaction israélienne à ces déclarations, il y a effectivement un risque sérieux pour la normalisation turco-israélienne. Je pense que c'est là un risque assumé par les deux parties», indique M. Pierini.

Selon Aaron Stein, de l'Atlantic Council, M. Erdogan pense déjà aux élections prévues en novembre 2019 lors desquelles il devrait briguer un nouveau mandat présidentiel aux prérogatives renforcées aux termes d'un référendum constitutionnel remporté en avril dernier.

«Erdogan est déjà en campagne pour 2019 lorsqu'il va briguer la présidence renforcée qu'il a conçue pour lui-même», estime-t-il.

En montant au créneau sur la question de Jérusalem, M. Erdogan «se pose comme le défenseur des musulmans opprimés dans le monde», ajoute-t-il.

«Les deux parties ne s'aiment pas, mais cela ne les empêche pas d'avoir des relations commerciales normales. Je pense que cette situation va perdurer étant donné les calculs politiques d'Erdogan et les problèmes politiques et juridiques auxquels Netanyahu est confronté», résume l'expert.

Sinan Ülgen, président du Center for Economics and Foreign Policy (Edam), basé à Istanbul, estime que la rhétorique de M. Erdogan sur la question de Jérusalem traduit plus largement un changement d'approche en matière de politique étrangère turque depuis l'arrivée du parti islamo-conservateur AKP au pouvoir en 2002.

«Traditionnellement, la Turquie était capable d'exercer une diplomatie détachée des considérations de politique intérieure. Mais cela a changé de manière radicale sous l'AKP, à tel point que la plupart des décisions de politique étrangère sont motivées par des calculs d'ordre intérieur», explique-t-il.

«C'est à travers ce prisme qu'il faut lire les efforts turcs de mener la campagne contre la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme capitale d'Israël», ajoute le chercheur.

Selon lui, M. Erdogan «croit disposer d'un soutien populaire qui justifierait sa rhétorique plus agressive envers Israël», même si elle risque de provoquer une nouvelle crise diplomatique avec l'État hébreu.

«Encore une fois, les considérations de politique intérieure ont tendance à l'emporter sur la diplomatie prudente», constate M. Ülgen.