Il ne s'agit pas d'un mauvais rêve. Depuis près de deux semaines, les Beyrouthins se réveillent chaque matin envahis par les ordures, qui s'amoncellent sur des dizaines de mètres dans les rues de la capitale.

Excédés, certains habitants ont fini par incendier les piles de déchets pour mettre fin aux odeurs pestilentielles. «Les rues sont bouchées par les poubelles, on peut à peine se garer. On est obligés de porter des masques, avec lesquels on étouffe, tellement il fait chaud», s'indigne Nour, qui vit dans le quartier d'Achrafieh.

Mona, étudiante de 23 ans, a choisi de descendre dans la rue pour protester, à l'appel du mouvement «You Reek!», lancé par la société civile. L'un des emblèmes du mouvement est un drapeau libanais, où le Cèdre a été remplacé par deux poubelles vertes dégoulinantes.

La jeune femme ne décolère pas. «C'est une honte. Nous n'avons pas de président depuis un an, le gouvernement est en permanence paralysé, l'électricité n'est toujours pas disponible 24h sur 24, et maintenant les déchets sont déversés dans les rues. Nous sommes dirigés par une classe politique incompétente et corrompue.»

La crise des déchets a commencé le 17 juillet, en pleine fête de fin de ramadan. Depuis cette date, la principale décharge du pays, à Naamé, au sud de Beyrouth, a été fermée. Les ordures, ne pouvant plus y être enfouies, ne sont donc plus ramassées, ou très partiellement, pour être jetées dans des terrains vagues.

La décharge en question recevait chaque jour près de 3000 tonnes de déchets, soit la moitié des ordures libanaises, de Beyrouth au Mont-Liban. Ouverte en 1998, en principe pour une durée de six ans, elle a été agrandie d'année en année, suscitant la colère des habitants de la région. Ils avaient déjà bloqué l'entrée de Naamé pendant une semaine début 2014.

«Dès le moment où cette décharge a été ouverte, il fallait penser à des alternatives, mais le gouvernement a préféré la prolonger indéfiniment, sans élaborer de stratégie durable», explique Dominique Salameh, enseignant chercheur au département chimie de l'Université Saint-Joseph.



L'ombre de la corruption

Début 2015, le gouvernement libanais a bien adopté un nouveau plan de gestion des déchets, divisant le Liban en six zones, dans lesquelles des entreprises privées devaient être chargées de la collecte et du traitement des ordures. Mais en laissant la responsabilité aux entreprises de choisir le lieu des décharges, le plan était difficilement applicable.

Les Libanais se sont en effet toujours radicalement opposés aux décharges, adeptes du «Nimby» (Not in my backyard). Pour Beyrouth et sa proche banlieue, aucune entreprise n'a répondu à l'appel d'offres lancé par le gouvernement libanais en février. Y compris le groupe Averda, qui jouit d'un monopole du ramassage et du traitement des déchets à Beyrouth et au Mont-Liban depuis 20 ans.

Certains militants et observateurs voient dans l'actuel scénario chaotique une stratégie pour renouveler dans l'urgence et sans appel d'offres le contrat d'Averda. La société privée est soupçonnée de verser des pots-de-vin et de fournir différents services aux politiciens du pays, tous bords confondus.

Son dirigeant, Maysara Sukkar, est un proche des Hariri, l'une des plus puissantes familles libanaises. La société privée facture 170$ par tonne pour collecter et traiter les déchets, un des tarifs les plus élevés du monde, payé par le contribuable libanais et les municipalités. Dans l'attente d'une solution, le ministre de l'Environnement a appelé les municipalités à stocker elles-mêmes les déchets. Avec pour conséquence des blocages de route dans tout le pays.

Sur le long terme, le gouvernement privilégie l'installation d'incinérateurs de déchets, très coûteuse, et qui serait une première au Moyen-Orient. Une autre option d'ores et déjà rejetée par la population, et qui laisse planer une nouvelle fois l'ombre de la corruption.

«Avec des contrats de plusieurs centaines de millions de dollars, la classe politique, comme dans d'autres secteurs de l'économie, pourra prélever de juteuses commissions, au lieu de développer des projets décentralisés de gestion des déchets, mettant l'accent sur le tri à la source et le recyclage», assure le militant Raja Noujaim.

De toute façon, la mise en place d'incinérateurs nécessiterait au moins quatre ans. Que va-t-il se passer entre-temps? Un grand point d'interrogation pour les mois à venir.