Le Yémen a plongé dans un chaos politique total jeudi soir après la démission du gouvernement suivie de celle du président, aussitôt rejetée par le Parlement, alors que la capitale Sanaa était sous le ferme contrôle d'une milice chiite.

Le gouvernement yéménite, nommé il y a moins de trois mois, a présenté sa démission au président Abd Rabbo Mansour Hadi, a indiqué le porte-parole de l'exécutif, qualifiant cette décision d'«irrévocable».

Dans la foulée, le président Hadi, allié de Washington dans la lutte contre Al-Qaïda, a démissionné, affirmant que le Yémen était arrivé dans «une impasse totale», selon une lettre dont l'AFP a obtenu copie.

Mais sa décision a été rejetée par le Parlement qui a convoqué une réunion extraordinaire de ses membres vendredi matin afin d'examiner la crise dans le pays, selon un haut responsable yéménite.

Signe que la crise n'a pas fini de s'étendre, quatre provinces du sud du Yémen, région autrefois indépendante, ont décidé de refuser les ordres envoyés par la capitale aux unités militaires locales, et de n'obéir qu'à des hommes fidèles à M. Hadi.

Les violences qui secouent le Yémen depuis l'été font craindre à terme un effondrement total de l'Etat, comme en Somalie. Or le président Hadi s'est avéré un allié crucial des Etats-Unis en leur permettant notamment de mener des attaques de drones contre des militants d'Al-Qaïda sur son territoire.

Le Yémen est notamment la base d'Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), considérée par Washington comme le bras le plus dangereux du réseau extrémiste, et qui avait revendiqué l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier.

Les États-Unis ont indiqué qu'ils observaient la situation et qu'ils soutenaient une transition politique «pacifique».

Dans sa lettre de démission, le Premier ministre Khaled Bahah a évoqué son intention de se démarquer du président Hadi, dont il semble contester les concessions faites aux miliciens chiites.

Les miliciens d'Ansaruallah, aussi appelés Houthis, qui ont pris en septembre le contrôle d'une grande partie de Sanaa, réclament plus de poids dans les institutions de l'Etat et contestent le projet de Constitution prévoyant de faire du Yémen un Etat fédéral avec six régions.

La milice quadrille Sanaa

Les miliciens chiites étaient toujours omniprésents autour du palais présidentiel qu'ils ont pris mardi, en dépit d'un accord par lequel ils s'engageaient à se retirer de ce secteur et de la résidence du Premier ministre, et surtout à libérer le chef de cabinet du président, Ahmed Awad ben Moubarak, enlevé samedi.

En contrepartie, le président Hadi s'était engagé mercredi à amender le projet de Constitution. En outre, l'accord prévoyait que les Houthis ainsi que le mouvement sudiste et les autres factions politiques «privées de représentation équitable dans les institutions de l'Etat, auront le droit d'être nommés dans ces institutions».

En dépit de ces concessions de taille, aucun retrait des Houthis n'a été signalé et le chef du cabinet du président n'a pas été libéré.

L'émissaire de l'ONU Jamal Benomar, accouru à Sanaa jeudi après la recrudescence des violences, a appelé les représentants des forces politiques à «résoudre toute divergence (...) par le dialogue».

Le président Hadi avait été élu en 2012 après le départ d'Ali Abdallah Saleh, chassé du pouvoir par la rue dans la vague des Printemps arabes.

Le gouvernement avait été nommé en vertu d'un accord de paix ayant mis fin en septembre à des combats après l'entrée des miliciens chiites dans la capitale. Il avait été rejeté dès sa prestation de serment en novembre par l'ex-président Saleh et ses alliés de la milice chiite.

Dans ce climat de crise générale, un autre foyer de tension pourrait provoquer une nouvelle flambée de violences.

Jeudi, trois hommes armés appartenant à des tribus sunnites de la province de Marib, à l'est de Sanaa, ont été tués dans une embuscade tendue par des miliciens chiites, qui ont perdu six hommes, selon un nouveau bilan fourni de source tribale.

Le chef de la milice chiite, Abdel Malek al-Houthi, avait menacé le 4 janvier de prendre cette province riche en pétrole et en gaz naturel, que ses miliciens convoitent depuis leur entrée dans la capitale en septembre.

Mais les tribus sunnites de cette région, où Al-Qaïda est également implanté, n'ont cessé depuis d'affirmer qu'elles s'y opposeraient par la force, et d'autres tribus sunnites du reste du Yémen ont envoyé des renforts à Marib.

Un président terne incapable d'imposer son autorité

Le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, qui a décidé de démissionner jeudi, n'a jamais réussi en trois ans de pouvoir à imposer son autorité sur un pays régulièrement secoué par des crises et des violences.

Dans une lettre envoyée au Parlement et dont l'AFP a obtenu copie, M. Hadi, 59 ans, a «présenté sa démission du poste de président de la République yéménite», estimant être «arrivé au bout du tunnel».

Le pouvoir de M. Hadi s'était rétréci de jour en jour depuis l'entrée de la puissante milice chiite Ansaruallah dans la capitale Sanaa en septembre. Le symbole de cette perte d'autorité a été la prise mardi du palais présidentiel par ces miliciens, appelés houthis, à l'issue de combats meurtriers avec des soldats gouvernementaux.

Le chef de l'État avait déjà été humilié en novembre lorsqu'un nouveau gouvernement qu'il venait d'installer avait été rejeté par Ansaruallah. Et le 17 janvier son chef de cabinet a été enlevé par la même milice.

Avant de rejoindre le parti de l'ex-président Ali Abdallah Saleh, le Congrès populaire général (CPG), cet homme discret et rondelet était perçu comme un pur produit de l'ancien Yémen du sud communiste où il a fait carrière dans l'armée, sans trop se distinguer.

Il est plus proche d'un apparatchik de l'ère communiste que d'un homme politique à la hauteur de son prédécesseur, M. Saleh, qui a comparé la tache de gouverner le Yémen à «une danse sur des têtes de vipères». C'est que ce pays, à forte structure tribale et où presque tous les hommes sont armés, est quasiment ingouvernable.

M. Hadi n'a jamais réellement imposé son autorité depuis qu'il a succédé à M. Saleh en 2012 en vertu d'accord de transition politique parrainé par les voisins du Yémen, les monarchies pétrolières du Golfe, et les puissances occidentales.

Son projet de réorganiser les forces armées, où M. Saleh a gardé de solides soutiens, n'a pas abouti tout comme le processus de transition politique prévoyant un Yémen décentralisé doté de six régions autonomes.

M. Hadi s'était révélé un homme de consensus lorsqu'il avait prêté serment le 25 février 2012 en tant que président. Alors vice-président depuis 1994 et secrétaire général du CPG (parti au pouvoir), il avait été élu avec 99,8% des voix lors d'une consultation où il était le seul candidat.

Ce personnage discret a gagné durant l'absence de M. Saleh -d'abord hospitalisé à Riyad puis soigné aux États-Unis après une attaque contre son palais- le respect de l'ensemble des partis, dont l'opposition.

Originaire du sud, il avait rejoint le camp des nordistes dès 1986, quatre ans avant l'unification des deux Yémen, en raison des sanglants règlements de compte entre dirigeants sudistes.

M. Hadi est né le 1er mai 1945 dans le village du Dhakin, dans la province d'Abyane où le réseau Al-Qaïda est aujourd'hui fortement implanté.

Diplômé de l'école d'officiers du Yémen du Sud en 1964, il a suivi un cycle de formation militaire au Royaume-Uni, puis une formation spécialisée dans les armes blindées au Caire jusqu'en 1970.

Il n'a pas joué de rôle particulier dans la lutte pour l'indépendance du Yémen du Sud, qui a abouti au départ des Britanniques en 1967.

Il a continué à gravir les échelons au sein de l'armée sous la République démocratique et populaire du Yémen, État marxiste qui avait des liens étroits avec l'Union soviétique.

En 1976, il part en Union soviétique suivre quatre années de formation de commandement. Plus tard, il siège dans des commissions d'achat d'armes avec l'ex-URSS.

Marié, M. Hadi est père de deux filles et trois garçons, et auteur d'ouvrages militaires dont l'un sur la défense dans les zones de montagne.

La crise au Yémen depuis l'accord de transition de 2011

2011

- 23 nov.: Le président Ali Abdallah Saleh signe à Riyad avec l'opposition parlementaire un accord de transition parrainé par les monarchies arabes du Golfe, en vertu duquel il doit remettre le pouvoir à son vice-président, Abd Rabbo Mansour Hadi, en échange de l'immunité pour lui-même et ses proches.

M. Saleh, au pouvoir depuis 33 ans, était confronté depuis 10 mois à un soulèvement populaire qui a fait des centaines de morts.

2012

- 21 févr.: M. Hadi, unique candidat, est élu (99,8%) président. Le scrutin, boycotté dans le Nord, haut lieu de la rébellion de la milice chiite des Houthis, est émaillé de violences dans le Sud où le mouvement autonomiste se radicalise.

M. Hadi s'engage à «préserver l'unité» et à poursuivre le combat contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa) qui a renforcé son emprise dans l'Est et le Sud.

- 4 mars: 185 soldats tués dans une attaque d'Aqpa contre une caserne à Koud (sud).

- 9-14 avr.: Plus de 220 morts dans des combats entre l'armée et Al-Qaïda qui tente de prendre le contrôle de Loder (sud).

- 12 mai/mi-juin: Vaste offensive de l'armée qui permet de déloger Al-Qaïda de ses fiefs dans la province d'Abyane (sud). Plus de 560 morts.

Les États-Unis multiplient les raids ciblés de drones contre Aqpa.

- 21 mai: Près de 100 soldats tués à Sanaa dans un attentat d'Al-Qaïda.

- 12 sept: Manifestation à Sanaa pour réclamer la levée de l'immunité de Saleh, accusé d'alimenter l'instabilité dans le pays.

--2013--

- 18 mars: Ouverture du dialogue national parrainé par l'ONU et les monarchies du Golfe. Le dialogue, boycotté par les autonomistes sudistes les plus radicaux, vise à élaborer une feuille de route afin de doter le pays d'institutions pérennes.

2014

- 25 janv.: Fin du dialogue national: accord sur l'élaboration d'une nouvelle Constitution par voie référendaire dans un délai d'un an et sur le principe d'un Etat fédéral.

- 11 févr.: Le découpage du futur État fédéral en six provinces est rejeté par la milice chiite d'Ansaruallah (les Houthis) et par des autonomistes sudistes.

- 29 avr.: L'armée lance une opération d'envergure pour déloger Al-Qaïda des provinces de Chabwa et d'Abyane (sud).

- 4 août: Début de manifestations massives à Sanaa à l'appel d'Ansaruallah pour réclamer l'éviction du gouvernement.

- 18 sept: Début de violents combats entre Houthis et partisans des islamistes sunnites d'Al-Islah soutenus par l'armée.

- 21 sept: Les miliciens chiites s'emparent du siège du gouvernement et de la radio d'État ainsi que de sites militaires à Sanaa (plus de 270 morts). Accord de cessez-le-feu parrainé par l'ONU, prévoyant le retrait des miliciens de Sanaa et la formation d'un nouveau gouvernement.

- 9 oct.: Attaque suicide anti-chiite à Sanaa (47 morts), revendiquée par Al-Qaïda qui a menacé d'une guerre sans merci les Houthis. Le réseau mène de nombreuses autres attaques notamment le 31 décembre à Ibb (centre) qui a fait 49 morts.

- 14 oct.: Les Houthis prennent le contrôle de la ville portuaire stratégique de Hodeida (ouest de Sanaa).

- 7 nov.: Formation d'un nouveau gouvernement dirigé par Khaled Bahah, rejeté par les miliciens chiites.

Sanctions de l'ONU contre l'ancien président Saleh accusé de soutenir les miliciens chiites.

2015

- 17 janv.: Le chef de cabinet du président Hadi est enlevé par la milice Ansaruallah.

- 20 janv.: Les combattants d'Ansaruallah s'emparent du palais présidentiel et encerclent la résidence du président Hadi ainsi que celle du Premier ministre.

- 21 janv.: Le président et les forces politiques, dont Ansaruallah, signent un accord de sortie de crise.

- 22 janv.: Le gouvernement présente sa démission, suivie par celle du président Hadi, qui est refusée par le Parlement.