Il y a deux jours, l'est de l'Afghanistan a été secoué par un attentat à la voiture piégée qui a fait 89 morts; c'est l'attaque la plus meurtrière au pays en plus de 10 ans. Parallèlement, l'ONU analyse les bulletins de vote de l'élection présidentielle afin de déceler des signes de fraude. Un exercice à l'issue incertaine, explique à La Presse Graeme Smith, analyste pour l'International Crisis Group à Kaboul et auteur de The Dogs Are Eating Them Now, ouvrage en train d'être traduit en français.

Q: L'examen des votes du second tour de l'élection présidentielle de juin, qui oppose Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah, prendra du temps. Le vainqueur ne sera pas connu avant plusieurs semaines. Comment les gens de la rue réagissent-ils devant ce feuilleton électoral qui semble interminable?

R: Effectivement, le vainqueur de l'élection ne sera pas connu rapidement. Les boîtes de scrutin doivent être transportées des centres provinciaux vers la capitale, et il faudra faire des analyses pour prouver l'authenticité de chaque vote. Ce processus a pour effet de réduire l'impulsion des manifestations qui secouaient Kaboul. Le camp Abdullah, en particulier, a été très actif dans la rue dernièrement, mais depuis l'entente pour le processus d'analyse des votes, c'est relativement calme.

Q: Les partisans d'Abdullah laissent planer le doute d'une insurrection armée si leur candidat perdait les élections. Croyez-vous qu'un retour au conflit sanglant des années 90 entre les Tadjiks et les Pachtounes soit possible?

R: Dans les jours tendus qui ont suivi le deuxième tour des élections, en juin, nous entendions des rumeurs selon lesquelles des milices avaient commencé à distribuer des armes à leurs membres. Heureusement, ces rumeurs se sont calmées depuis que les deux candidats ont semblé parvenir à une entente. Il y a beaucoup de fissures dans ce pays - elles sont ethniques, tribales, politiques - et plusieurs vieilles querelles pourraient dégénérer en une guerre. Mais pour le moment, le conflit demeure centré autour du gouvernement de Kaboul et ses alliés contre l'insurrection rurale.

Q: Vous écrivez que l'Afghanistan est «sans équivoque» un pays plus dangereux aujourd'hui qu'il ne l'était en 2003, quand l'OTAN a pris le contrôle de la force internationale. Croyez-vous que l'armée afghane a les moyens et la capacité de sécuriser le pays, alors que l'OTAN, avec ses avions de chasse et ses chars d'assaut, n'y parvient pas?

R: Les avions de chasse et les chars d'assaut sont des outils puissants, et les forces de sécurité afghanes ont connu davantage de pertes humaines dans les endroits où l'OTAN les a retirés. Mais ils sont aussi des instruments obtus. Dans certains endroits où les forces afghanes avaient des ressources adéquates et ont agi de façon politiquement nuancée, la violence a été réduite. Malheureusement, la tendance générale est à l'escalade des conflits et de réduction du contrôle du gouvernement central. Les civils se font tuer et sont blessés à un rythme plus élevé cette année qu'à tout autre moment depuis 2001. Mais les forces afghanes ont encore une chance - surtout si elles obtiennent des garanties de soutien lors du prochain sommet de l'OTAN, en septembre.

Q: Mardi, 89 personnes sont mortes dans l'explosion d'une voiture dans la province de Paktika, la pire attaque en plus de 10 ans. Êtes-vous étonné par le haut degré de violence, après tout ce qui a été tenté jusqu'ici?

R: Mon dernier rapport prédisait une résurgence de la violence pour 2014 et 2015, et malheureusement, cette prédiction s'est avérée correcte. Il y a eu un changement majeur dans le conflit, dernièrement: on voit une hausse des échanges de tirs lors de combats face à face, qui tendent à remplacer les méthodes asymétriques, comme l'utilisation de bombes. Malheureusement, les explosions comme celle de cette semaine ne sont pas hors de l'ordinaire. En novembre 2013, la police a intercepté un gros camion bourré d'explosifs dans la même région [le camion contenait 27 tonnes d'explosifs. À titre de comparaison, le camion qui a fait sauter l'Alfred P. Murrah Federal Building à Oklahoma City, en 1995, tuant 168 personnes, contenait 2,2 tonnes d'explosifs].

Q: Vous habitez Kaboul depuis plusieurs années. La ville est-elle plus dangereuse que par le passé?

R: Kaboul semblait très dangereuse dans les trois premiers mois de cette année, quand nous avons connu une flambée de violence qui a précédé les élections. Cette situation inquiétante semble s'être apaisée cet été, alors que moins d'incidents se sont produits dans la capitale. Malgré cela, ce sera sans doute encore plus difficile pour les étrangers qui travaillent en Afghanistan dans les prochaines années. Ce n'est sans doute pas très dissuasif, mais je viens d'augmenter la taille du mur qui entoure mon jardin, et j'y ai installé davantage de fil barbelé.