Son matricule : 2422. Son crime : aucun. Sa peine : près d'une décennie à croupir dans la prison de Bagram, le «Guantánamo d'Orient» où les Américains faisaient tout pour «anéantir mentalement» les prisonniers, affirme Umran Khan, fraîchement rescapé de son enfer afghan.

Barbe noire touffue, tunique blanc cassé et chapeau rond, l'homme fait partie d'un groupe de six Pakistanais libérés récemment de Bagram, les seuls affranchis connus parmi la soixantaine d'étrangers restés sous contrôle américain après le transfert l'an dernier de cette prison aux autorités afghanes.

Umran aura passé au total près de neuf ans dans ce «bagne à talibans» sans être inculpé et surtout sans que les États-Unis n'aient de preuve de ses liens avec la rébellion islamiste, selon des documents consultés par l'AFP.

L'affaire remonte à juillet 2005. Ce chauffeur de camion de Khyber, région du Nord-Ouest pakistanais adossée à la frontière afghane, qui sert de base arrière à des groupes djihadistes, se rend au chevet d'un cousin malade à Peshawar.

Lui et un ami y rencontrent deux Afghans qui les invitent dans leur village de l'autre côté de la frontière.

Les deux hommes s'y rendent et retrouvent leurs nouveaux amis dans le hameau afghan de Ghani Khel. Après quelques jours sur place, les deux Afghans les raccompagnent en taxi. À un premier point de contrôle, le petit groupe est contrôlé. Aucun souci.

Le taxi reprend son chemin, mais est stoppé une seconde fois, à nouveau par les forces afghanes. Les vies des deux Pakistanais basculent. Ils sont ligotés, puis transportés dans une base américaine de l'Est afghan.

Là, «les Américains ont mis sur la table de l'équipement pour fabriquer des bombes artisanales et des talkies-walkies», se souvient Umran dans un entretien à l'AFP, le seul accordé depuis sa libération.

À qui appartient cet attirail? À qui était-il destiné? «Je leur ai dit : si nous avions cet équipement sur nous, les forces afghanes l'auraient déjà trouvé», souffle le trentenaire. Mais la réponse ne convainc pas les Américains.

Les deux Pakistanais sont expédiés à Bagram, prison où s'entassent des djihadistes présumés cueillis dans la région.

Aucune preuve tangible

«Les Américains n'avaient aucune idée de qui nous étions. Ils ne pouvaient pas nous associer aux talibans ou à Al-Qaïda», se remémore Umran, devenu «Abdul Kabir» pour les Américains.

En 2007, Umran échoue au test de détecteur de mensonges. Lorsqu'il répond «non» à la question de savoir s'il a déjà eu une bombe en sa possession, le polygraphe s'active, ce qui renforce les soupçons contre lui sans établir de preuve.

Pour les États-Unis, le matricule 2422 «fait partie, ou a considérablement soutenu, des talibans ou Al-Qaïda».

Mais en 2010, le Comité d'évaluation des détenus (DRB), entité chargée de déterminer si les prisonniers de Bagram sont aptes à la libération, estime qu'il n'y a aucune preuve de ses liens avec le matériel explosif», selon les rapports consultés.

«Plus encore, il n'y a aucun renseignement humain ou d'autres preuves permettant de lier Abdul Kadir (matricule 2422) aux talibans ou un groupe hostile à la coalition...», souligne le Comité.

«Dans le meilleur des cas, la preuve est circonstancielle», ajoute-t-il.

Umran soupçonne les deux Afghans de l'avoir vendu aux forces afghanes, une pratique relativement courante à l'époque.

Pour Mustafa Qadri, d'Amnistie internationale, «le cas d'Umran est emblématique de celui de personnes sans implication apparente dans le conflit qui se retrouvent au mauvais endroit, au mauvais moment, pour ensuite être victimes de torture».

L'enfer mental de Bagram

Il croupira en prison de l'été 2005 à novembre 2013. Umran affirme y avoir été battu à deux ou trois reprises, mais il survit, contrairement à deux détenus battus à mort par des soldats américains en 2002.

Ce qui frappe le Pakistanais, c'est plutôt cette stratégie pour «briser» l'âme des prisonniers comme la privation de sommeil.

Les soldats frappaient régulièrement sur les barreaux des cellules pour faire le plus de bruit possible et empêcher les détenus de dormir, raconte-t-il.

Parfois, «nous lisions le Coran et des soldats américains nous retiraient le livre des mains, le lançaient sur le sol et lui envoyaient des coups de pied pour exercer une pression psychologique sur nous», dit-il. Et puis, il y a eu «l'isolement carcéral pendant 90 jours». «Leur but était que nous ne soyons jamais détendus, de nous anéantir mentalement».

Refusant de commenter le cas d'Umran, un responsable du Pentagone estime que les «ennemis» de la coalition en Afghanistan «restent engagés dans une campagne d'exagérations et d'inventions» destinée à séduire l'opinion publique.

Le retour

En mars 2013, Washington a remis à Kaboul le contrôle de la prison de Bagram, mais a conservé l'autorité sur les étrangers. Du jour au lendemain, Bagram a changé.

Ce panaché d'insurgés, de petits criminels et «d'erreurs sur la personne» est séparé entre Afghans et non-Afghans. Les premiers ont été placés sous contrôle afghan, les autres sous contrôle américain.

Les États-Unis ont depuis dénoncé la libération par Kaboul de talibans présumés, mais approuvé celle d'Umran, une tendance qui pourrait s'accélérer si les autorités afghanes refusent d'approuver le maintien de soldats américains dans le pays après 2014.

De retour au village, Umran rêve encore que «des Américains le poursuivent» et roule, tel Sisyphe, des rochers dans une carrière, en espérant recevoir une compensation pour ces années perdues dans le brouillard de la guerre.

«Juste avant ma libération un colonel est venu s'excuser», se souvient-il. «Il a dit : "nous t'avons gardé longtemps, nous te demandons pardon, tu as raison, nous n'avons rien contre toi"».