Comment le Canada est-il passé du statut de pays qui oeuvrait pour le maintien de la paix à celui de pays en guerre? C'est le sujet du récent essai De la fleur au fusil, une charge à fond de train contre le gouvernement Harper, que Noah Richler décrit comme «le plus secret et le plus brutal de l'histoire du Canada».

Au moment où La Presse a joint l'essayiste en Italie, les suicides de quatre soldats canadiens faisaient la manchette. Une triste nouvelle qui recoupe les questionnements de Noah Richler. «Les suicides ne sont pas comptés dans les morts de la guerre. Je me sens interpellé. C'est pour ça que j'ai proposé dans mon livre un monument à la mémoire des blessés - pour rappeler que la guerre est quelque chose de grave qui détruit les gens. Cela aurait été plus facile avant. Mais le Canada que j'ai imaginé, avec toutes ses complexités, je ne sais pas s'il existe encore.»

Noah Richler avoue qu'il était très en colère lorsqu'il a écrit son essai, et estime même que la version française est meilleure, car elle a été plus travaillée. C'est en écoutant une entrevue à la radio avec un soldat blessé qu'il a eu l'idée d'écrire ce livre. «L'homme parlait de la guerre en Afghanistan comme d'une guerre "juste". Je me suis dit que c'était possible, même si je n'étais pas d'accord. J'étais ouvert aux arguments. Ensuite, sa femme a dit: «Si le Canada quitte l'Afghanistan, mon mari aura perdu ses jambes pour rien.» J'ai pensé: c'est vrai. Mais, quand même, ce n'est pas une raison pour rester. On peut être solidaire des militaires, mais contre cette mission.»

De la fleur au fusil est un essai virulent de la part de celui qui nous avait offert Mon pays, c'est un roman. Noah Richler est un littéraire, ce sont les mots qui l'intéressent, et ce que signifient réellement les récits que nous offrent les politiciens et les médias.

Son réel parti pris est pour la complexité du roman, qu'il oppose au récit «épique» que bâtit le gouvernement actuel autour de la guerre, que ce soit autour de l'Afghanistan ou dans une tentation révisionniste du passé, comme la participation des soldats canadiens à la Première Guerre mondiale.

Dans ce dernier cas, on a parlé de l'«effet Vimy», un terme inventé par le général Rick Hillier. «Il s'agit de la proposition selon laquelle les actions de ces soldats, dans des circon-stances terribles, ont contribué à la fondation du Canada et à l'esprit canadien, explique Noah Richler. Je pense qu'on peut douter de cette histoire. Comme je l'écris, le Québec n'était pas inclus; c'est pour ça que j'ai beaucoup aimé le roman de Jean-Jules Richard, Neuf jours de haine. Ça sert bien les politiciens et les généraux de proposer cette version, mais je peux résister et proposer autre chose.»

Siège perdu à l'ONU

Le Canada de Noah Richler est celui de Lester B. Pearson et de Pierre Elliott Trudeau. Celui des Casques bleus, celui qui se voulait un gardien de la paix mondiale, une mission mise à mal depuis quelques années. «Pour moi, c'est lamentable que les guerres soient "nécessaires". Je déteste la version du Canada qui est proposée par le gouvernement Harper, parce que c'est une version simple et banale, et c'est une version qui va nous être présentée jusqu'à la nausée durant les quatre prochaines années où on va commémorer la Première Guerre mondiale.»

La guerre en Afghanistan devait donner au Canada l'image d'une nouvelle force sur le plan international, selon ses défenseurs. Or, pour la première fois en 50 ans, le Canada a échoué à obtenir un siège au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU).

«L'idée que cette guerre devait changer notre réputation face aux États-Unis et à l'Angleterre, c'est de la fantaisie, affirme Noah Richler. La réalité, c'est que beaucoup de pays ont été étonnés par la conduite des Canadiens. Pas seulement pour notre participation à cette guerre, mais dans d'autres sphères. Nous avons perdu notre réputation d'être "raisonnables". Nous avions la réputation des pays scandinaves, comme la Suède, qui a accepté tous les immigrants de la Syrie sans dire que c'était des terroristes, parce qu'elle reconnaissait la gravité de la guerre civile. Ça n'existe plus, ça, dans ce pays.»

De la fleur au fusil. Le Canada s'en va-t-en guerre; Noah Richler (traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné); Leméac, 384 pages.

La politique comme un match de hockey

Noah Richler déplore la tournure que prend la politique au pays. Il avoue même songer à voter NPD aux prochaines élections. «On soutient les partis politiques comme une équipe de sport. Ce que fait Rob Ford n'est pas important, on soutient Rob Ford. C'est pourtant un imbécile, un crétin absolu. On ne se voit plus comme des citoyens, mais comme des contribuables. Est-ce que ça veut dire que les gens qui payent moins d'impôts sont moins importants? Notre attitude envers le gouvernement, comme avec Rogers ou Vidéotron, c'est "je paye pour ça". Je me suis dit que je dois être prêt à envisager que les conditions du fascisme existent au Canada.»

Le multiculturalisme après le 11-Septembre

La guerre contre le terrorisme après les attaques du 11-Septembre aux États-Unis aura abîmé les valeurs multiculturelles canadiennes, selon Noah Richler. «Il y a des gens qui arrivent d'Afghanistan ou du Moyen-Orient en ce moment, qui ont des objections à la position de Harper, qui peuvent arriver ici avec des haines. Depuis le 11-Septembre, beaucoup de gens ont peur du reste du monde. Ils ont cessé de faire l'effort d'aller à la rencontre des autres et de négocier avec eux. Dans le récit épique d'une société, un peuple peut être bon et l'autre méchant. Pour moi, c'est une régression. Notre attitude envers l'immigration et les immigrants est devenue presque raciste.»

Quel espoir pour l'avenir?

L'avenir n'est peut-être pas aussi sombre que Noah Richler le craint. «Je pense que ça devient de plus en plus difficile pour les conservateurs de défendre cette idée simple du pays. Nous allons voir dans les quatre prochaines années à quel point les Canadiens seront convaincus par leur vision de la Première Guerre mondiale. Il y a tellement de personnes, isolées dans de petites communautés canadiennes, qui sont fâchées contre ce gouvernement, qui voient la destruction des efforts scientifiques et culturels... peut-être vont-elles finalement se réunir. Je voudrais être optimiste, c'est un moment intéressant.»

L'absurde cas de John Babcock

Dans son essai, Noah Richler raconte, avec un humour que goûterait son père, l'histoire des funérailles de John Babcock, qui illustre très bien à quel point on peut tomber dans l'absurde en voulant créer de toutes pièces des héros pour les besoins d'une propagande guerrière. Avant sa mort, à 109 ans, John Babcock était le dernier ancien combattant canadien vivant de la Première Guerre mondiale. Aussi a-t-on voulu lui offrir des obsèques nationales. Or, Babcock, en raison de son trop jeune âge, n'avait jamais été au combat! «Mais comme il a porté l'uniforme, il était antipatriotique de souligner ce fait», écrit Richler.