L'enclave palestinienne subit de plein fouet les conséquences de la campagne égyptienne de destruction des tunnels de contrebande vers le Sinaï. Portrait d'un territoire sinistré.

L'air est saturé de sable, de terre et de poussière. Preuve de l'unique activité qui rythme désormais les journées des derniers «forçats» des tunnels de Gaza aux poumons attaqués par la silicose: creuser, déblayer, creuser de nouveau dans les souterrains ravagés par les bulldozers égyptiens, de l'autre côté de la frontière.

«On veut à tout prix rouvrir le tunnel», explique Abou Mohamed, dont le souterrain a été inondé, il y a un mois et demi, par l'armée égyptienne. Avant que le modeste boyau ne soit détruit de nouveau? «Certainement. Mais je n'ai pas le choix. Ce tunnel, c'est toute ma vie.»

Ce combat inégal - pioches contre bulldozers - est sans doute le dernier sursaut du «village souterrain» de Rafah, gruyère frontalier entre la bande de Gaza et l'Égypte, qui satisfaisait plus de 60% des besoins de la population gazaouie (carburant, farine, ciment...) durant les six dernières années.

Inondées, dynamitées, saccagées, les galeries souterraines sont aujourd'hui la cible du nouveau pouvoir égyptien. Perçus comme les portes d'entrée - ou de sortie - des «terroristes» salafistes du Sinaï, 90% des tunnels ont été mis hors d'usage: 794 en 2013, 1055 depuis janvier 2011.

Catastrophe économique

Pour l'ancien «roi» des tunnels, Abou Mohamed, le revers de fortune est total: «Je n'ai plus rien. Je suis obligé d'acheter à crédit pour nourrir mes enfants.» Il est loin d'être le seul.

Les magasins, les supérettes et même les vendeurs à la sauvette accumulent les listes d'impayés. Résultat d'une double malédiction: la destruction des souterrains a avalé plus de 250 000 emplois directs et indirects. Le manque à gagner atteindrait près de 230 millions de dollars chaque mois.

En parallèle, l'inflation est rampante, car ce sont les produits israéliens importés «en surface», mais plus coûteux, qui ont remplacé sur les étals les marchandises égyptiennes bon marché. Le prix du kilo de tomates a quintuplé. La barrique de lait (1,8 L) est passée de 11 à 16$. Même évolution pour la farine, le sucre et les cigarettes...

En conséquence, les règlements de comptes se multiplient. À mesure que la crise s'installe, les mauvais payeurs sont, de plus en plus souvent, dénoncés à la police. Autre source de tensions: l'approvisionnement en gaz domestique. Gérant de l'un des principaux points de vente de Gaza, Maafat Alkhazendar avoue ne plus travailler «sans protection» pour contenir «les colères quotidiennes» des habitants, frappés par la pénurie.

C'est que le gaz domestique est devenu une denrée rare, car il fait désormais office de carburant de substitution. Privés d'essence égyptienne remplacée à la pompe par un combustible israélien deux fois plus cher (2$ le litre), les Gazaouis sont obligés de «bricoler»: une bombonne de gaz dans le coffre reliée sommairement au moteur qui, au moindre choc, menace de rompre et d'exploser.

Fonctionnaires

La destruction du cordon ombilical souterrain de Gaza rebat, en parallèle, les cartes d'une certaine hiérarchie sociale. Administrant l'étroite bande de terre depuis 2007, les 47 000 puissants fonctionnaires du Hamas sont désormais payés au compte-gouttes, frappés de plein fouet par la banqueroute du mouvement islamiste, dépendant du commerce souterrain dont il tirait 40% de ses recettes. Employé au ministère de la Santé, Ibrahim Khalil, 40 ans, vivait «plutôt bien» jusqu'à l'été dernier. Il accumule désormais les activités d'appoint le soir - vendeur, chauffeur de taxi - pour «survivre».

À l'inverse, Nabila, 31 ans, s'estime «chanceuse» bien qu'elle soit forcée de s'éclairer, chaque soir, à la bougie. Issue des 70 000 anciens fonctionnaires de l'Autorité palestinienne, placés sur la «liste noire» du pouvoir islamique après le coup de force de 2007, elle a l'avantage de percevoir un salaire fixe versé directement par Ramallah, en Cisjordanie. «Un privilège rare et jalousé aujourd'hui», reconnaît cette ancienne professeure d'anglais. Il reste une sensation d'étouffement commune à tous les Gazaouis: «Nous sommes aujourd'hui complètement enfermés des deux côtés. Et j'ai bien peur que ce soit une voie sans retour.»

La colère monte contre l'UNRWA

«Nous comprenons la colère. Mais nous ne faisons pas de miracles», se défend Adnan Abou Hasna, porte-parole de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).

Véritable béquille pour plus de 1 million de Gazaouis frappés par le blocus israélien, l'agence onusienne chargée des réfugiés semble aujourd'hui dépassée par les conséquences dramatiques de la fermeture des tunnels. D'autant plus qu'elle a dû faire face à de récentes coupes budgétaires.

En avril, l'UNRWA a supprimé un programme d'assistance financière à près de 21 000 familles. Avant de récidiver, il y a quelques semaines, en retirant de la liste de l'aide alimentaire d'urgence près de 9500 familles dont «la situation s'était améliorée», selon une récente étude de l'organisation. Le problème est que les travailleurs de nombreux foyers concernés, touchés par la fermeture des tunnels, ont, depuis, perdu leur emploi et crient désormais leur colère contre les «profiteurs» de l'UNRWA.