Elle offrait son travail à quelques médias indépendants. Finançait ses voyages en vendant des cartes postales. Menait une vie relativement solitaire à Montréal. Rien ne prédestinait la photographe Zahra Kazemi à être à l'origine d'une cause célèbre. Comment expliquer que 10 ans après sa mort dans une prison iranienne, son histoire soit toujours au coeur de batailles juridiques et diplomatiques?

Assis sur un divan dans son grand bureau du ministère des Affaires étrangères à Téhéran, Ramin Mehmanparast se racle la gorge avant de parler de la mort, le 11 juillet 2003, de la photographe montréalaise Zahra Kazemi.

«Selon nous, le cas de Zahra Kazemi n'était pas assez grave pour justifier la rupture de nos relations avec le Canada. La réaction canadienne ne devrait pas être aussi grande à cause d'une affaire aussi petite», a dit le porte-parole des Affaires étrangères à La Presse lors d'un reportage l'été dernier à Téhéran.

Le point de vue au Canada est tout autre. «Le Canada ne peut pas tourner la page sur l'affaire Kazemi. Nous n'avons vu aucun geste de la part du gouvernement iranien qui nous permettrait de le faire», tranche Rick Roth, porte-parole du ministre des Affaires étrangères, John Baird.

Soixante-dix-sept heures d'enfer

Arrêtée devant la prison d'Evin à Téhéran alors qu'elle prenait des photos de parents de détenus, Zahra Kazemi a subi 77 heures d'interrogatoires en moins de quatre jours entre le 23 et le 27 juin 2003. Le quatrième jour, elle a été hospitalisée.

Son fils, Stephan Hachemi, que la photojournaliste a élevé seule et qui a depuis pris le nom de famille de sa mère, a été informé des jours plus tard de son état critique. Seul au monde, le Montréalais a trouvé un appui auprès d'une autre photographe montréalaise d'origine iranienne, Shahrzad Arshadi. Depuis le jour de la mort de Zahra Kazemi, ils sont en croisade pour obtenir justice.

Ils ont frappé à toutes les portes: celle du gouvernement canadien, de la justice iranienne et des Nations unies. «Le fait qu'un membre de sa famille, son fils, porte la cause a eu un grand impact. Au cours des ans, il y a eu des hauts et des bas, mais Stephan n'a jamais fait de compromis», estime Shahrzad Arshadi, ajoutant que tant que justice n'aura pas été faite, il n'y aura pour eux pas de répit.

La «Nobel» impuissante

En Iran, l'histoire de la photographe irano-canadienne a fait les manchettes pendant des mois, mais le procès pour trouver les responsables de sa mort n'a jamais abouti. Et ce, malgré l'implication de Shirin Ebadi, lauréate du prix Nobel de la paix.

Jointe en Angleterre où elle vit en exil, l'avocate dénonce les machinations de la justice iranienne. «D'un point de vue légal, le cas est toujours ouvert en Iran. La justice iranienne retarde le processus pour montrer à la communauté internationale qu'elle s'occupe toujours de ce cas», explique Mme Ebadi.

«Aujourd'hui, le mot justice ne veut plus rien dire en Iran, où, en quatre ans, 50 avocats ont été poursuivis parce qu'ils défendaient leurs clients», ajoute Mme Ebadi. «Puisque justice ne peut être rendue en Iran, j'espère qu'elle le sera au Canada», argumente-t-elle.

Vers la Cour suprême

C'est aussi ce que souhaite Stephan Kazemi, qui veut poursuivre l'Iran pour dommages et intérêts devant un tribunal québécois. Ses arguments seront entendus par la Cour suprême du pays le 18 mars 2014.

Pour l'avocat Kurt Johnson, c'est la cause d'une vie. «Je pense que le temps est venu sur le plan juridique d'examiner la question de la reddition de comptes pour le geste qui a été posé contre Mme Kazemi», note M. Johnson. Selon lui, la Charte des droits et libertés permet aux citoyens canadiens qui ont été victimes de torture à l'étranger de saisir les tribunaux canadiens s'il est impossible d'obtenir justice sur une autre tribune. «Et dans le cas de l'Iran, c'est le cas», soutient l'avocat, qui passera les prochains mois à préparer sa plaidoirie.

Bras de fer diplomatique

Professeur au Centre Carr de l'Université Harvard, qui se spécialise dans les droits de l'homme, Michael Ignatieff note que la bataille de Stephan Kazemi n'est pas de tout repos. «C'est extrêmement douloureux de passer à travers ce processus afin d'obtenir justice pour quelqu'un qu'on a aimé et admiré», note-t-il.

Nonobstant son parcours devant la justice, le cas Kazemi a selon lui eu un impact majeur sur l'image de l'Iran à l'étranger. «La brutalité de sa fin aux mains de responsables du régime iranien a permis à beaucoup de gens de comprendre la vraie nature du régime iranien», avance l'ancien chef du Parti libéral, qui s'est lui-même rendu en Iran en 2005. Lors de son passage, il a rencontré l'ambassadeur canadien de l'époque. Ce dernier avait déjà l'impression de parler à un mur quand il abordait le cas de Zahra Kazemi avec les autorités iraniennes.

Michael Ignatieff n'est pas surpris que la mort de la Montréalaise ait créé une profonde crise diplomatique entre le Canada et l'Iran, crise qui a ultimement mené le gouvernement canadien à couper en 2012 tout lien diplomatique avec la République islamique. A posteriori, il se demande si le Canada n'aurait pas dû le faire plus tôt.