Deux ans avant le début du Printemps arabe en Tunisie, des centaines de milliers d'Iraniens se sont drapés de vert et ont envahi les rues pour protester contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad. Leur contestation a gagné plusieurs villes de la République islamique avant d'être durement réprimée. À moins de trois mois de la prochaine élection présidentielle en Iran, qu'advient-il du mouvement qui a ébranlé les ayatollahs? Lors d'un récent reportage en Iran, notre journaliste a obtenu des réponses, et ce, malgré la peur qui tenaille une bonne partie de la population.

Depuis quatre ans, la famille de Mandana* se livre à une étrange loterie. En regardant le calendrier, avec sa tante, Mandana désigne le jour où la famille célébrera la mémoire de son oncle disparu dans les méandres des manifestations qui ont ébranlé l'Iran en entier en 2009.

Son oncle, explique Mandana, n'avait rien d'un révolutionnaire. «Il n'avait aucun intérêt pour la politique. Mais quelques jours après le début des manifestations postélectorales, il a disparu. Nous avons fait le tour des hôpitaux, des prisons. Personne ne savait rien», raconte la jeune trentenaire, dans un restaurant désert du nord de Téhéran.

Le frère de Mandana a mis deux mois à trouver la première trace de son oncle: la photo d'un cadavre, récupérée dans le bureau d'un coroner. «Il était écrit que le défunt était inconnu. Nous n'avons jamais su comment, quand et pourquoi il était mort», déplore l'hygiéniste dentaire. Et la famille n'a jamais pu récupérer la dépouille pour les funérailles.

Une chose est claire cependant aux yeux de Mandana: son oncle a été happé par la «vague de brutalité» qui s'est abattue sur l'Iran après l'élection présidentielle et le début des manifestations de masse pour dénoncer les irrégularités du vote. «Où est mon vote?», scandaient les centaines de milliers de manifestants, brandissant des rubans verts, couleur de leur ralliement. À leur tête, Mir-Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, deux candidats défaits de l'élection présidentielle.

Des centaines de protestataires ont été arrêtés. Plusieurs ont été battus en pleine rue par des fidèles du régime qui se dissimulaient dans leurs rangs. Certains d'entre eux, dont la jeune Neda Agha-Soltan, devenue une icône du mouvement vert, ont été tués. Mais les autorités ont fait des pieds et des mains pour dissimuler le nombre de morts et de blessés.

D'autres manifestants ont subi des procès de groupe organisés à la va-vite. Ceux qui ont été libérés de prison ont rapporté avoir été torturés pendant leur détention. «Tout ça a eu un grand impact sur la population iranienne. Même ceux qui soutenaient le régime ne s'attendaient pas à ce genre d'agissements», note Mandana en hochant la tête.

Aujourd'hui à Téhéran, la peur est toujours palpable. La plupart des figures importantes de la société civile iranienne - avocats, journalistes, militants des droits de la personne, syndicalistes, féministes - refusent d'accorder des entrevues aux médias étrangers s'ils ne sont pas déjà en prison ou en exil.

L'aile réformiste anéantie

Les politiciens réformistes ne s'en sortent pas beaucoup mieux. Les principaux leaders politiques du Mouvement vert sont assignés à résidence depuis près de deux ans pour avoir appelé les Iraniens à se joindre à la mouvance du Printemps arabe.

Lors des élections législatives de l'année dernière, la candidature de la plupart des réformistes a été écartée. Ce fut le cas de celle de Soheila Jelodarzadeh, 54 ans. «Même si j'ai été députée deux fois, ma candidature a été rejetée aux dernières élections», raconte-t-elle, assise chez elle, près du centre-ville de la capitale iranienne.

Portant le tchador et ayant décoré son appartement de divers objets religieux chiites, la politicienne devenue syndicaliste depuis sa disqualification défend pourtant avec ferveur la République islamique. Elle est cependant convaincue que pour survivre, cette dernière doit subir de profondes réformes. «Le mouvement réformiste auquel j'appartiens est un mouvement national pour la démocratie. Pour le moment, nous sommes sous l'eau, mais nous allons émerger à nouveau», prédit-elle.

Mouvement virtuel

Le Mouvement vert réapparaîtra-t-il lors de l'élection présidentielle du 14 juin, qui devraient donner à Mahmoud Ahmadinejad un successeur?

«Le mouvement existe toujours, pas dans la rue, pas dans le vrai monde, mais dans le monde virtuel. Il est toujours aussi présent et prêt à se mobiliser», affirme Zahra*, une étudiante universitaire de 21 ans, qui est branchée sur les réseaux de protestataires.

En 2009, ces réseaux sociaux ont joué un rôle central dans l'organisation des manifestations. Depuis, les autorités iraniennes font tout pour rendre difficile l'accès aux Facebook de ce monde, mais les jeunes Iraniens ont toujours une longueur d'avance technologique sur le gouvernement. «Sur l'internet, les jeunes expriment leurs doléances à l'égard de la vie en Iran. Ça leur permet de faire baisser la pression», note Zahra.

Pour sa part, l'étudiante aimerait voir tomber le voile qu'on l'oblige à porter dans la rue. Son petit ami, Keyhan*, veut plus de liberté dans l'art. Actuellement, les projets artistiques et cinématographiques doivent être soumis à la censure de l'État. Dans le groupe, on ne parle pas tant de faire tomber le régime des mollahs que de libertés individuelles.

La jeune femme et ses amis nous accordent une entrevue dans un café du nord de Téhéran dont ils ont verrouillé la porte. À double tour.

L'une d'entre eux, Shohreh*, plaide en faveur de solutions pacifistes aux troubles sociaux et politiques. «Quand je vois un gardien de la révolution ou un bassidji dans la rue et qu'ils me regardent avec haine, je les regarde avec amour. C'est la seule manière de les désarmer», avance-t-elle. Ses amis s'esclaffent. Un des organes les plus fondamentalistes du régime, les Gardiens de la révolution et leur milice de rue, les bassidji, ont été critiqués pour une grande partie de la violence lors de la répression des manifestations en 2009.

Shohreh continue pourtant sur sa lancée. L'Iran, dit-elle, a déjà vu trop de sang couler depuis la révolution de 1979. La génération née après l'avènement du régime islamiste - qui à elle seule représente plus de 50% de la population - doit faire les choses autrement. Et ce, même si cela signifie que les changements viendront au compte-gouttes.

* Pour protéger l'identité des Iraniens qui ont témoigné, nous avons modifié plusieurs noms.