Mohammad al-Ajami pratique un art millénaire de la culture arabe: la poésie. Mais les autorités du Qatar, émirat supposément champion de la liberté d'expression, ne semblent pas apprécier ses vers à saveur révolutionnaire...

Najeeb al-Nuaimi a l'habitude des cas délicats. Il a défendu le dictateur irakien Saddam Hussein et plusieurs détenus de la prison de Guantanamo. Il est, de plus, un ancien ministre de la Justice du Qatar. Mais quand il a été approché par les amis d'un poète arrêté par les policiers qataris, il avait du mal à y croire.

«Combien de poètes, dans l'histoire arabe, ont attaqué les dirigeants? Même dans les temps islamiques anciens, le roi, le prince... Et personne ne les a pendus», a-t-il déclaré au début du mois dans une entrevue vidéo au site d'information américain Democracy Now.

«On donnait de l'argent aux poètes pour qu'ils se la ferment. C'est comme ça que ça fonctionnait. Alors, je vois quelque chose d'unique dans ce cas, quelque chose d'incroyable de voir quelqu'un arrêté pour avoir dit un poème.»

Le poète en question s'appelle Mohammad al-Ajami - Mohammed Ibn Al-Dheeb de son nom de plume. Après un an de détention en isolement, et en dépit des efforts de son avocat Najeeb al-Nuaimi, al-Ajami a été condamné le 29 novembre dernier à la prison à perpétuité, suscitant de vives réactions chez les organisations de droits de l'homme comme Amnistie Internationale et Human Rights Watch.

Son délit? Avoir écrit, en 2010, un poème dans lequel il aurait critiqué l'émir, ce qui lui a valu l'accusation d'«incitation au renversement du régime» et d'«outrage à l'émir». Des militants des droits de l'homme croient surtout que son «poème du jasmin», écrit en 2011 à la suite du soulèvement en Tunisie qui a contaminé tout le monde arabe, a été mal reçu... «Nous sommes tous la Tunisie face à l'élite répressive», y disait le poète, en s'adressant à ses compatriotes des pays du Golfe.

Mohammad al-Ajami est peu connu au Qatar. Même son avocat n'avait jamais entendu parler de lui avant son arrestation. «Il est connu dans les pays du Golfe, où le genre de poésie folklorique qu'il écrit est populaire», a expliqué à La Presse le journaliste saoudien Ahmed Al Omran. «Le reste du monde arabe ne comprend pas vraiment sa poésie parce qu'elle est rédigée dans le dialecte local.»

Al-Jazira reste muet

Ce qui a notamment étonné et inquiété les militants des droits de l'homme est que l'affaire s'est déroulée au Qatar, pays perçu généralement comme ouvert à la liberté d'expression, notamment grâce à la présence à Doha des studios du puissant «CNN du monde arabe», le réseau Al-Jazira.

Or, lors de la condamnation de Mohammad al-Ajami en novembre, Al-Jazira n'a pas dit un mot de l'affaire. La nouvelle a été évoquée sur le site de nouvelles locales Doha News (en anglais) et sur la chaîne saoudienne concurrente Al Arabiya.

Deux jours après la condamnation, le site anglais d'Al-Jazira a finalement évoqué la nouvelle. Mais le site arabe, lui, n'en aurait jamais fait mention jusqu'ici. Sur Twitter, le 10 décembre, le professeur en journalisme de l'université américaine Northwestern au Qatar, Justin D. Martin, a écrit: «La plupart de mes étudiants en journalisme à Northwestern n'ont pas entendu parler du poète du Qatar emprisonné à vie. Les médias locaux ont pour la plupart ignoré l'histoire.»

Se pourrait-il que même l'émir ignore le sort du poète? «L'émir est un homme bon», a dit al-Ajami à l'agence Reuters en présence de ses gardiens de prison. «Je crois qu'il ignore que je suis ici depuis un an en isolement. S'il le savait, je serais libre. (...) On ne peut pas, dans ce pays, avoir Al-Jazira et me mettre en prison parce que je suis un poète...»

L'appel sera déposé en cour le 30 décembre.