Entre deux attentats suicide, la vie à Kaboul est relativement calme. Et normale. En septembre, une Afghane de Toronto a même ouvert une salle de quilles ultramoderne. Notre journaliste Michèle Ouimet et notre photographe Ivanoh Demers l'ont visitée. Étonnant.

De l'extérieur, l'endroit ne paie pas de mine. Une devanture quelconque surmontée d'une discrète affiche noire sur laquelle est écrit le mot Strikers. C'est le nom de la salle de quilles.

Elle est située en plein coeur de Kaboul, sur une grande artère. À l'extérieur, deux caméras balaient le trottoir et un garde armé fait les cent pas. À l'intérieur, d'autres gardes fouillent les sacs des visiteurs qui doivent franchir un détecteur de métal.

Contre la porte, des sacs de sable. Il faut franchir une deuxième porte blindée avant d'entrer dans l'univers léché de la salle de quilles. Sur le seuil, un panneau indique que les armes, les cigarettes et l'alcool sont interdits.

Le Strikers a été inauguré en septembre. Meena Rahmani, une Afghane qui vit à Toronto, a investi la coquette somme d'un million pour construire 12 allées de quilles ultramodernes. La lumière est bleutée, le plancher de bois brille, les boules sont peintes avec des couleurs éclatantes, rouge, bleu, rose et mauve, et des écrans géants surplombent chaque allée.

Un restaurant jouxte la salle de quilles. Plancher en céramique noire, éclairage discret, tables en enfilade. Le menu n'a rien d'afghan. On y propose des hamburgers, des club sandwichs, des hot-dogs, du spaghetti et des pizzas. Le look est résolument occidental, les prix aussi: 10 $ US pour un hamburger, 8 $ pour un club sandwich. Et 35 $ pour jouer aux quilles pendant une heure.

Le salaire annuel moyen d'un Afghan est de 540 $ US.

En arrière, une autre pièce sert de salle de détente: fauteuils design, coussins assortis, tapis rouge, tables basses, rideaux plafond-plancher et, détail qui tranche avec le luxe environnant, des lampes IKEA en plastique.

La propriétaire, Meena Rahmani, était à Toronto, j'ai donc parlé à son jeune frère, Faisal. «La construction a duré huit mois, dit-il. C'est Meena qui a supervisé le projet. La machinerie vient de Chine. Des ingénieurs chinois ont passé trois mois à Kaboul pour tout installer. Ils ont aussi formé des ingénieurs afghans, car la mécanique est fragile. Nous dépensons entre 8000$ et 9000$ par mois pour les pièces.»

Des génératrices fonctionnent toute la journée. Les coupures de courant sont encore fréquentes à Kaboul.

Pourquoi autant de luxe?

«Ma soeur est perfectionniste, répond Faisal. Elle voulait que tout soit parfait.

Et les talibans? Ne craignez-vous pas d'être une cible facile?

Nous n'avons pas peur. Depuis l'ouverture, nous n'avons reçu aucune menace.»

Meena vient d'une famille riche. Son père était médecin dans un hôpital militaire. Il possédait des terres qu'il a distribuées à ses enfants. Meena a vendu sa part pour investir dans sa salle de quilles.

J'ai joint Meena à Toronto. Elle a 26 ans, des projets plein la tête et de l'argent plein les poches.

Lorsqu'elle a quitté Kaboul en 1992, elle n'avait que 7 ans. Elle a passé 16 ans au Pakistan avant de s'établir à Toronto avec son mari. Elle est revenue pour la première fois à Kaboul en 2008.

Plus que la guerre, c'est le désoeuvrement des jeunes qui l'a frappée. «Ils n'avaient aucun lieu de rencontre, aucune place pour s'amuser, à part les parcs, les restaurants ou les cinémas qui ne passent que des vieux films indiens qui n'intéressent personne.

Pourquoi une salle de quilles?

Parce que tout le monde peut jouer aux quilles. C'est facile et accessible.

Mais l'Afghanistan est en guerre.

Et alors? La guerre a toujours existé, ça ne doit pas nous arrêter.»

Samedi midi: des jeunes dans la vingtaine jouent aux quilles. Les garçons sont en jeans, les filles portent le voile.

«Il n'y a pas d'endroit pour les jeunes, dit Mujtaba. On se tient dans des parcs ou on chille chez des amis en écoutant des émissions américaines, comme Fear Factor ou American Idol

«Kaboul offre peu de distractions», ajoute Farishta.

Elle a 24 ans. Chaque fois qu'elle veut sortir, elle doit demander la permission à son père ou à son frère aîné.

Ils parlent anglais, ils sont éduqués, ils travaillent et leurs parents ont de l'argent. Ils ont tous un cellulaire ou un iPhone.

Plus loin, un autre groupe joue. Des Occidentaux et des Afghans. Ils soulignent le départ d'une équipe d'Australiens et de Croates qui ont travaillé pour la société de cellulaires Roshan.

Edin, qui est à Kaboul depuis quatre ans, s'éclate. «La sécurité se dégrade de plus en plus à Kaboul, dit-il. Nous devons obéir à des règles de sécurité très strictes. Alors ce bowling, c'est l'aubaine!»

Même si la musique joue à tue-tête et que les joueurs s'amusent, la guerre sévit derrière les portes blindées du Strikers. Et rien de ce que fera Meena Rahmani ne pourra effacer cette réalité.