Quoique préoccupé, Adnan Baya paraît heureux. En mars dernier, il a voté pour celui qui est arrivé en tête des élections générales en Irak, les secondes organisées depuis la fin du régime de Saddam Hussein.

«Je suis chiite, ancien amiral. J'aurais donné ma vie pour ce pays mais, quand les Américains nous ont envahis, j'ai dû quitter l'armée. On a perdu la guerre, et nous, militaires, avons été ostracisés. J'ai voté pour Iyad Allaoui, chiite, laïc, ancien baassiste comme moi, qui s'est intelligemment entouré de sunnites. Il faut remettre de l'ordre dans ce pays, et peut-être y arrivera-t-on avec un homme à poigne!» lance cet homme de 53 ans, habitant de Nadjaf (500 000 habitants), au coeur conservateur du Sud chiite.

 

Ici, à 160 km de la capitale, dans la ville de l'imam Ali à la coupole recouverte de 7777 briquettes d'or pur, les femmes restent des silhouettes noires couvertes de la tête aux pieds, à qui personne n'adresse la parole. Ce sont des ombres qui vaquent en silence à leurs occupations, se hâtant de rentrer chez elles pour s'occuper de leur foyer. Nadjaf, c'est aussi le siège de la hawsa, l'instance religieuse suprême chiite, dont le leader, Ali al-Sistani, reste extrêmement influent.

Si les colonnes de blindés des États-Unis ne font plus partie du paysage depuis que les Américains ont quitté les villes, les militaires étrangers restent dans tous les esprits, et les assassinats de leurs «collaborateurs» sont nombreux.

Ces lois qui divisent le pays

Victime de la fameuse «débaassification» (qui a mis à l'écart les anciens membres du parti Baas, au pouvoir sous Saddam Hussein, et qui divise donc le pays depuis 2003) et pressé de «servir à nouveau», Adnan puise tout son espoir et sa force dans le retour au pouvoir de certains ex-baassistes puisque le candidat Iyad Allaoui a promis aux ex-militaires qu'il les ferait retravailler.

Se relevant à peine d'une présence militaire massive qui n'a pas été bien acceptée par la population, miné par les profondes dissensions entre chiites - majoritaires du point de vue démographique - et la minorité sunnite, qui a confisqué le pouvoir pendant 35 ans, l'Irak peine à envisager concrètement la réconciliation.

Si Adnan ne s'est pas engagé en politique, c'est bien parce que, s'il se lançait, il serait lui-même victime de ces lois antibaassistes. «D'ailleurs, de la politique, j'en fais tous les jours grâce à mon organisation non gouvernementale!» dit-il. Lancée en 2004, sa structure reçoit des subventions (principalement américaines) et mène des projets locaux d'aide à la population.

«Ça m'occupe, mais je suis capable de plus», martèle celui qui se considère comme «utile au pays», à l'instar de ces dizaines de milliers d'ex-militaires et baassistes qui, dans les dernières années, se sont joints aux groupes de la résistance, ont quitté le pays ou ont plongé dans une longue dépression.

Dans ces rues désertes à l'heure de la prière, tout semble calme, mais ce n'est qu'apparent: chacun surveille son voisin, et toute apparition suspecte (d'un inconnu par exemple) est immédiatement relevée.

La grogne monte

À l'autre bout du pays, dans la province sunnite occidentale d'Al-Anbar, on est mû par le même espoir: le retour des ex-baassistes aux commandes. Soit, en clair, des anciens fidèles du dictateur Saddam Hussein. Fallouja, ville-symbole qui avait été au coeur de la sanglante bataille entre soldats américains et «résistance» irakienne en 2004, a eu du mal à panser ses plaies.

Jusqu'à ce que les Américains quittent la ville, l'année dernière, les accrochages entre militaires et locaux étaient permanents, et la reconstruction a été longue. Déboussolés, les autochtones, dont plusieurs étaient membres des Sahwa, ces milices d'ex-insurgés qui s'étaient unies avec les Américains contre Al-Qaïda, ne savent plus qui croire. Une chose est pourtant sûre: aujourd'hui, ils n'ont plus de travail et, surtout, ils ne sont pas considérés par les chiites qui gouvernent le pays à Bagdad.

Résultat, la grogne monte, ce qu'ont montré ces élections.

Hassan, 35 ans, professeur de gestion à l'université locale, est assis en tailleur dans la longue pièce d'apparat de sa maison, à Fallouja. Cet ex-combattant n'a pas oublié la longue époque de privations et de violence qui avait été provoquée par... Iyad Allaoui, alors premier ministre par intérim (nommé par les Américains), l'homme pour qui il a voté aujourd'hui!

«C'est vrai, j'ai pardonné à celui qui avait donné l'ordre de nous attaquer, car il est notre seul allié face à un ennemi commun qui a repris du poil de la bête grâce aux Américains - je veux parler de l'Iran! Si l'on n'impose pas à Bagdad les bons hommes politiques, ce puissant voisin prendra la haute main sur tout ce qui passe ici dès que l'armée américaine aura déguerpi!» (Selon un accord américano-irakien, les troupes de combat quitteront le pays en août et le reste du personnel américain d'ici à la fin 2011.)

On craint l'Iran

Que ce soit à Nadjaf ou à Fallouja, la croyance selon laquelle l'intervention américaine aurait en fait mené à une présence massive des Iraniens dans les affaires intérieures irakiennes est profondément ancrée tant parmi les sunnites que chez les chiites, même si ces derniers, protégés par une secte religieuse identique, les craignent moins.

En revanche, le retour des «hommes en noir» de l'armée du Mahdi, comme on appelle communément les miliciens chiites ultra-conservateurs, est une véritable hantise et réveillerait même le spectre de la guerre civile qui a opposé sunnites et chiites en 2006-2007. À propos de ce carnage tout juste apaisé, Hassan déclare froidement: «Si on nous y oblige, nous recommencerons!»

En effet, des groupes armés sunnites n'hésiteraient pas à reprendre les combats si leur minorité était une nouvelle fois mise de côté sur le plan politique. Ce pourrait bien être le cas puisque aucun parti n'a reçu de majorité claire au Parlement et que les deux plus grandes formations politiques chiites se sont déjà unies pour former une gigantesque coalition en mesure d'imposer ses choix. Constitutionnellement, le groupe ayant reçu la majorité des voix aux élections est en droit de former le gouvernement et de nommer le premier ministre (qui a le pouvoir). Cependant, et ainsi que des récents attentats viennent de le montrer, il semble que l'impact du nombre torpillerait la loi fondamentale. Et que, une fois de plus, en Irak, c'est la loi du plus fort qui règne.