Bobby, Reshma et les centaines de milliers d'eunuques du Pakistan ont vu poindre une lueur d'espoir fin décembre lorsque la justice a réclamé la reconnaissance de leurs droits. Mais il en faudra bien plus pour sortir ces de la mendicité et la prostitution.

Les héritiers des servants castrés, favoris de l'ancienne cour impériale moghole, traînent aujourd'hui pour la plupart misérablement sur les marchés, en tuniques de femmes, maquillage prononcé et gouaille aguicheuse.

Ces hermaphrodites, transsexuels, travestis et homosexuels que tout le monde désigne sous le terme commode «d'eunuque», hijrah en ourdou, seraient plus de 500 000 au Pakistan, selon l'une de leurs porte-paroles, la théâtrale Almas «Bobby», danseuse de 45 ans à la grâce féminine et célébrité de Rawalpindi, près d'Islamabad, où elle vit entourée de jeunes servants androgynes.

Avec d'autres, elle a fédéré les eunuques ces dernières années, à coup notamment de manifestations médiatisées contre le racket et le viol policiers.

Fin décembre, la Cour suprême a ordonné au gouvernement de leur reconnaître des droits, dont celui d'être désigné comme un genre à part, distinct des hommes et femmes, sur leurs papiers d'identité, comme l'Inde voisine venait de le faire sur les listes électorales.

Le premier résultat d'un long combat pour Bobby, «ravie» de ce début de justice rendue à des parias «que personne ne respecte».

Autre héraut de la cause eunuque, l'avocat Aslam Khaki, qui a porté leur cas devant la Cour suprême, raconte la malédiction de ces enfants qui doutent de leur sexe, rejetés à l'adolescence par leurs familles transies de honte.

Ils n'ont d'autre solution que de rejoindre des groupes d'eunuques, dominés par un gourou à la fois guide, conseiller et souvent proxénète. Des communautés où l'on peut également vivre son homosexualité, interdite par l'islam.

Rejetés par la société, ils y assument paradoxalement une fonction, celle des innocents folkloriques, tolérée par tous, y compris les religieux jusqu'ici.

On donne plus à un eunuque qu'à tout autre mendiant, car Allah est réputé entendre les prières de ces enfants qu'il n'a pas gâtés... ou parce qu'ils sont insistants, et volontiers embarrassants. On appelle ces travestis joyeux pour fêter la naissance tant souhaitée d'un garçon. On les fait danser dans les mariages, où ils sont couverts de billets...

Tout les conduit donc à mendier et danser. À se prostituer, aussi.

«Dans notre société, les hommes n'ont guère accès aux femmes hors mariage, cela pousse certains vers l'homosexualité et la prostitution», explique Aslam Khaki, qui l'admet sans fard: «Les eunuques font tous plus ou moins commerce de leur corps».

Or, «des clients se permettent avec eux ce qu'ils ne feraient pas à d'autres», souligne l'avocat, intarissable conteur de leurs sévices quotidiens, viols, violences et tortures diverses.

«C'est dur. Mais on gagne bien plus que si on faisait un travail normal», explique Reshma, 22 ans, qui pratique la passe à 200 roupies (1,6 euro).

La mobilisation des eunuques a une première conséquence, la fin, au moins dans les grandes villes, des violences et viols policiers, désormais traqués par les médias. Mais l'application concrète de l'ordre de la Cour suprême reste très incertaine, ne serait-ce que par la difficulté de recenser ces parias.

Il est une heure du matin sur le trottoir de la large avenue Benazir Bhutto de Rawalpindi, où la longiligne Reshma, enroulée dans une tunique orange vif, guette le client. Comme beaucoup d'eunuques, elle n'était pas au courant de l'ordre de la Cour suprême, et «ne pense pas que ça va changer grand chose».

À 22 ans, elle se prostitue tous les jours depuis l'âge de huit ans, et continue de subir des «viols quotidiens». Mais elle n'a guère le choix, seul membre de sa famille à apporter un revenu.

Dans ses rêves les plus fous, elle se verrait bien «femme au foyer».