L'attentat raté de Noël contre le vol 235 de Northwest Airlines a replacé le Yémen dans le collimateur de l'administration américaine, qui décrit le pays comme une base arrière d'Al-Qaeda. Marc Thibodeau s'est rendu cette semaine dans la capitale, Sanaa, pour explorer la situation fragile et explosive de ce petit État niché dans le sud de la péninsule arabique.

En s'approchant par les airs de la capitale yéménite, perchée sur un haut plateau, on aperçoit de spectaculaires saillies rocheuses qui semblent provenir du désert de l'Arizona. Des masses de roc noirâtres rappellent aussi l'intense activité volcanique qui a configuré la région.

 

Les risques d'explosion, aujourd'hui, ne viennent toutefois plus du sous-sol, mais de la surface.

Le petit pays de 21 millions d'habitants, longtemps désigné comme «l'Arabie heureuse», est profondément fragilisé. Le régime du président Ali Abadallah Saleh, en poste depuis 30 ans, doit faire face à plusieurs conflits internes et à de graves problèmes de sous-développement tout en relevant le défi lancé par Al-Qaeda, qui multiplie les coups d'éclat.

La présence de l'organisation terroriste dans le pays a été rappelée à la planète par l'attentat raté de Noël contre le vol 235 de Northwest Airlines. L'enquête a rapidement révélé que l'étudiant nigérian qui a tenté de se faire exploser, Umar Farouk Abdulmutallab, avait été partiellement préparé à l'opération au Yémen par Al-Qaeda dans la péninsule arabique (AQPA).

Il n'en fallait pas plus pour que l'administration du président Barack Obama place dans son collimateur l'État yéménite en évoquant l'ouverture d'un nouveau front dans la «guerre» contre Al-Qaeda.

Contre les Américains

Le chef d'État américain a précisé cette semaine qu'il n'entend pas, «jusqu'à nouvel ordre», envoyer de troupes dans le pays. Il préfère appuyer le régime en place pour venir à bout de l'organisation terroriste.

L'approche semble bien avisée, à en juger par l'attitude des Yéménites que La Presse a rencontrés, qui verraient d'un très mauvais oeil toute présence de soldats américains dans leur pays.

Dans le souk de la vieille ville, qui abrite une mosquée datant de l'époque de Mahomet, les opinions divergent sur la menace que représente Al-Qaeda. Mais pas sur l'opportunité d'une intervention américaine.

«Chaque Yéménite peut devenir soldat. Nous pouvons défendre seuls notre pays contre Al-Qaeda», lance Gasen al-Hadji, qui tentait de vendre d'imposants blocs de dattes aux passants.

Helal al-Waled, qui propose plutôt des jambiya, superbes dagues traditionnelles que de nombreux Yéménites portent à la ceinture, pense que la venue de soldats américains ne ferait que causer plus de problèmes.

«Le gouvernement américain donne l'impression que nous sommes tous des terroristes», déplore-t-il.

Ahmed Muhammed, qui vend des amandes quelques étals plus loin, ne veut rien entendre non plus d'une opération américaine. «Nous ne les aimons pas du tout», marmonne-t-il en ajoutant dans sa bouche plusieurs feuilles de khat, une plante légèrement euphorisante que consomme une partie importante de la population.

Craintes de guerre sainte

Question de bien faire passer le message, un groupe de chefs religieux a annoncé jeudi qu'il lancerait un appel à la «guerre sainte» si les États-Unis lançaient une opération en sol yéménite.

Le gouvernement en place, conscient du sentiment populaire, insiste sur le fait qu'il est capable lui-même de contrer la menace posée par Al-Qaeda et réclame, pour y parvenir, une aide financière accrue.

Sous pression, les forces de sécurité multiplient les opérations depuis quelques semaines, annonçant régulièrement de nouvelles arrestations contre de présumés membres de l'organisation terroriste. Ils bénéficieraient, selon la presse spécialisée, de l'aide discrète de forces spéciales américaines déjà sur le terrain.

La présence de militants d'Al-Qaeda dans le pays ne date pas d'hier, comme en témoigne le retentissant attentat contre le vaisseau américain USS Cole à Aden, dans le sud du pays, en 2000. Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, les autorités ont accru la répression avec le soutien des États-Unis, mais les conflits en Irak et en Afghanistan ont détourné l'attention du Yémen.

Au début de 2006, une vingtaine de membres importants d'Al-Qaeda se sont échappés d'une prison yéménite. Un noyau restreint a alors entrepris de recréer un solide réseau local, renforcé par la venue de sympathisants d'Oussama Ben Laden qui fuyaient la répression en cours dans l'Arabie Saoudite voisine.

Plusieurs attentats dans le pays ont suivi, dont un assaut meurtrier en 2008 contre l'ambassade américaine à Sanaa. Une vidéo diffusée en janvier dernier a ensuite officiellement annoncé la création d'Al-Qaeda dans la péninsule arabique.

L'ombre de ben Laden

Les analystes divergent d'opinion sur l'importance de l'organisation, qui compterait plusieurs centaines de membres actifs dans le pays, et sur l'étroitesse de ses liens avec Oussama ben Laden.

Ils reconnaissent cependant que la faible autorité de l'État central sur plusieurs régions du pays offre un terreau idéal à ses dirigeants, qui ont tissé des liens étroits avec diverses tribus pour obtenir leur protection.

Le manque de ressources militaires constitue un problème de taille, souligne Mohammed Haidar, analyste au Centre d'études stratégiques Sheba. Le régime est déjà fortement sollicité par un conflit dans le nord avec des rebelles chiites qui accusent l'État de négliger le développement de leur région.

Les combats ont fait des milliers de morts et contraint plus de 130 000 personnes à trouver refuge dans des camps de fortune. Naseem ur-Rehman, porte-parole de l'UNICEF, note que le flux de réfugiés a augmenté l'automne dernier, témoignant d'une intensification des affrontements.

Le gouvernement yéménite doit aussi tenter d'endiguer la montée du sentiment sécessionniste dans le sud du pays, qui a été unifié avec le nord en 1990. Là encore, la répartition des ressources est un enjeu central. Au cours de la dernière année, plusieurs manifestations se sont terminées dans le sang.

La pauvreté de la population du Yémen facilite les efforts de recrutement d'Al-Qaeda, relève un analyste local qui a demandé à demeurer anonyme pour ne pas froisser le régime.

«Elle crée une masse de personnes aliénées, inactives, sans emploi, qui sont faciles à radicaliser», souligne-t-il en insistant sur l'inutilité d'une approche strictement répressive dans la lutte contre l'organisation terroriste.

La fin du pétrole?

Les besoins en matière de développement économique sont énormes. Le PIB par habitant est de moins de 1000$. Nombre de Yéménites se débrouillent sans l'ombre d'un filet social, avec le strict minimum. Le taux de pauvreté excède 40%.

Même l'eau manque cruellement. À Sanaa, nombre d'établissements doivent s'approvisionner auprès de propriétaires de sources en raison des déficiences du réseau d'eau.

Yaya Salah el-Mahdi en sait quelque chose. Ce camionneur passe ses journées à transporter à bord d'un camion-citerne de l'eau destinée à un hôpital privé de la capitale.

Il a lui-même souffert du manque d'eau lorsque le puits de son village s'est asséché il y a quelques années. «On devait aller en chercher dans le village voisin avec des bouteilles», souligne l'homme de 26 ans.

Plus grave pour le régime du président Saleh, les réserves de pétrole, d'où l'État tire 80% de ses revenus, s'amenuisent et pourraient être complètement épuisées d'ici une dizaine d'années. Cette précarisation économique rendra plus difficile encore le maintien de la cohésion du pays. Ou de ce qu'il en reste.

Mohammed Haidar, du Centre d'études stratégiques Sheba, croit que les États du golfe Persique et l'Occident ne laisseront pas tomber le Yémen. «Les enjeux sécuritaires sont trop importants», dit-il.