Huit membres du gouvernement catalan destitué par Madrid ont été placés jeudi en détention provisoire par une juge d'instruction espagnole qui lancera vendredi un mandat d'arrêt européen à l'encontre de leur chef Carles Puigdemont, réfugié à Bruxelles.

La juge Carmen Lamela de l'Audience Nationale, tribunal chargé des affaires sensibles, «le fera durant la journée de vendredi», a assuré jeudi en fin de soirée à l'AFP une source judiciaire à Madrid.

Depuis Bruxelles, l'avocat de M. Puigdemont, Me Paul Bekaert, avait déclaré jeudi soir à la télévision flamande VRT: «Mon client vient de me dire que (le mandat d'arrêt) a été émis à l'encontre du président et de quatre ministres qui se trouvent en Belgique» depuis lundi et ont refusé de se présenter au tribunal.

«Cela signifie dans la pratique que la justice espagnole va maintenant envoyer une demande d'extradition au parquet fédéral de Bruxelles», a-t-il ajouté.

Interrogé sur le point de savoir si le dirigeant séparatiste allait rester en Belgique, l'avocat a répondu: «Bien entendu. Il s'est engagé à coopérer pleinement avec les autorités belges».

Une fois la demande d'extradition transmise à la justice belge, celle-ci aurait 60 jours pour étudier le dossier. Au cas où sa demande d'extradition serait approuvée par un juge belge, M. Puigdemont fera appel, a précisé Me Bekaert.

Plus tôt dans la soirée, dans un court message diffusé par la télévision régionale catalane, le président catalan destitué par Madrid a «exigé la libération» de ses collègues incarcérés, affirmant que la décision de la justice n'était «plus une affaire interne espagnole» et que la communauté internationale devait «se rendre compte du danger» qu'elle constituait.

«Honte à l'Europe !»

Vingt mille personnes, selon la police municipale, se sont rassemblées dans la soirée à Barcelone, à l'appel du mouvement indépendantiste Assemblée nationale catalane (ANC).

«Ce n'est pas une justice, c'est une dictature !», scandaient les manifestants, ou encore «honte à l'Europe !», qui a refusé d'intercéder en faveur des séparatistes.

Moins d'une semaine après le vote par le parlement régional de la déclaration d'indépendance de la Catalogne, le 27 octobre, Oriol Junqueras, le numéro deux de ce gouvernement, et sept autres de ses membres ont été inculpés de sédition et de rébellion et écroués à l'issue de leur audition à Madrid.

Un neuvième ministre, Santi Vila, qui avait démissionné avant la proclamation de la «République» et le seul à avoir répondu aux questions de la magistrate, pourra être mis en liberté provisoire moyennant le paiement d'une caution.

Dans son ordonnance, la juge explique l'ordre d'incarcération par le risque de fuite des inculpés.

Cinq membres du bureau du Parlement catalan, dont la présidente Carme Forcadell, ont quant à eux obtenu un report au 9 novembre de leur audition pour pouvoir préparer leur défense.

Tous sont accusés, avec deux dirigeants d'associations indépendantistes, l'ANC et Omnium, déjà incarcérés, d'avoir organisé depuis fin 2015 «un mouvement d'insurrection active» pour parvenir à la sécession, ignorant toutes les décisions de justice, y compris l'interdiction d'organiser un référendum d'autodétermination le 1er octobre.

Les autorités catalanes affirment qu'à ce référendum le «oui» à la sécession a remporté 90,18% des voix, avec une participation de 43% malgré l'intervention parfois violente de la police pour empêcher son déroulement.

Elles se sont appuyées sur ces résultats invérifiables pour proclamer vendredi l'indépendance de la «République catalane». Le gouvernement espagnol a alors immédiatement pris le contrôle de la région, destituant son gouvernement et convoquant des élections pour le 21 décembre.

«Esprit de vengeance»

Carles Puigdemont avait présenté mercredi comme une tactique concertée la répartition de son gouvernement entre l'Espagne et la Belgique: certains iraient à Madrid «dénoncer la volonté de la justice espagnole de poursuivre des idées politiques», les autres resteraient à Bruxelles «pour dénoncer devant la communauté internationale ce procès politique», avait-il expliqué dans un communiqué émis au nom du «gouvernement légitime» de Catalogne.

L'avocat de deux députés, Javier Melero, a toutefois semblé instiller le doute sur la réalité de cette concertation, regrettant publiquement l'absence de M. Puigdemont à sa convocation.

«Quand vous ne paraissez pas devant la justice alors que vous êtes convoqué, cela nuit toujours au reste des mis en cause», a-t-il prévenu.

Les incarcérations ont été jugées «disproportionnées» par la section catalane du Parti socialiste, pourtant anti-indépendantiste.

La maire de Barcelone, Ada Colau, a qualifié cette décision d'«erreur politique gravissime qui nous éloigne de la solution», affirmant qu'elle ne s'expliquait que «par l'esprit de vengeance et la volonté d'humilier».

Dans une interview publiée vendredi par le quotidien français Le Figaro, le ministre espagnol des Affaires étrangères estime que «Puigdemont veut internationaliser la crise». «Le choix de la Belgique n'est pas anodin. Les indépendantistes flamands montrent de la sympathie à l'égard de la Catalogne, et le gouvernement belge semble aussi enclin à une certaine compréhension», affirme encore Alfonso Dastis.

Parmi les manifestants à Barcelone, Ramon Jornet, un publicitaire de 50 ans, a estimé que c'était «une grave erreur de l'État espagnol d'utiliser la justice de manière partisane. Cela ne fera qu'enflammer les rues».

La télévision catalane a retransmis des images de manifestations dans plusieurs autres villes de la région, notamment Gérone, Taragone et Lerida.

Et même le FC Barcelone a pris position, disant dans un communiqué «regretter» l'incarcération des huit dirigeants destitués.

Puigdemont peut-il rester en Belgique?

(Marine Laouchez, Bruxelles) - Carles Puigdemont, visé par une procédure judiciaire en Espagne et sous la menace d'un possible mandat d'arrêt, peut-il rester en Belgique ? En tant que ressortissant de l'UE, il a le droit d'y rester trois mois, délai théorique au-delà duquel il est censé déposer une demande de séjour motivée.

Le président catalan destitué est arrivé à Bruxelles lundi par souci de «liberté et sécurité» et sans intention de déposer une demande d'asile, a-t-il affirmé. Le parquet espagnol a requis jeudi un mandat d'arrêt européen (MAE) contre lui après son refus de comparaître devant une juge d'instruction madrilène.

Qu'est-ce qu'un mandat d'arrêt européen?

Le pays dans lequel une personne est réclamée doit renvoyer celle-ci dans le pays émetteur du MAE dans un délai maximal de 60 jours à compter de son arrestation. Si la personne consent à sa remise, la décision de remise doit être prise dans un délai de dix jours.

En Espagne, le procureur général a requis des poursuites pour «rébellion», «sédition» et «malversations» contre Carles Puigdemont et les membres du gouvernement catalan destitué. Le délit de rébellion est passible d'un maximum de trente ans de prison.

La décision de délivrer un mandat d'arrêt relève d'un juge espagnol.

Peut-on refuser de l'exécuter?

Si ce mandat est émis, il n'existe «pas beaucoup d'opportunités pour la Belgique de le refuser», fait valoir Me Maxime Chomé, avocat à Bruxelles.

La loi stipule que l'infraction reprochée doit figurer dans le droit belge, ce qui n'est pas le cas de la «sédition» et de la «rébellion», selon Me Chomé. Mais ce même texte, transposition d'une directive européenne, liste ensuite une série d'infractions additionnelles auxquelles l'Espagne pourrait se référer.

Pour Anne Weyembergh, présidente de l'Institut d'études européennes de l'ULB, la définition des contours de l'infraction «pourrait donner lieu à certaines difficultés».

Selon elle, M. Puigdemont et son avocat pourraient en outre arguer du respect de ses droits fondamentaux, même s'il «faudrait qu'ils démontrent qu'il y a un réel risque» d'atteinte à ces droits.

Les voies de recours existent si l'intéressé refuse son extradition, mais elles n'aboutissent qu'«extrêmement rarement», selon Me Chomé.

«L'idée de base, avec le mandat d'arrêt européen, c'est qu'on a confiance dans les droits fondamentaux du pays émetteur. Avec l'Espagne, on n'est pas dans le cas d'un pays qui pratique la torture», explique le pénaliste.

Les autorités judiciaires espagnoles peuvent aussi opter pour un mandat international, notamment dans le cas où Carles Puigdemont prendrait la fuite.

Puigdemont peut-il être auditionné en Belgique?

Sur commission rogatoire émise par un juge espagnol, il est possible qu'une audition se tienne en Belgique.

Madrid peut fournir une liste de questions qui seront posées par un officier de police. Un magistrat espagnol peut aussi se déplacer, après accord des autorités belges.

Combien de temps peut-il rester ?

Tout ressortissant d'un autre pays de l'UE peut résider 90 jours en Belgique sans être inquiété. Au-delà, il s'expose à l'illégalité, à moins d'introduire une demande de séjour motivée par un travail, un regroupement familial ou des moyens financiers suffisants lui permettant de ne pas travailler.

Mais c'est la théorie. En pratique, «s'il quitte le territoire national avant les 90 jours, le citoyen de l'UE peut à nouveau bénéficier d'un séjour de trois mois», explique à l'AFP Dominique Ernould, porte-parole de l'Office des étrangers.

Carles Puigdemont a lui-même évoqué mardi le principe de «libre circulation» dont peuvent bénéficier les citoyens dans l'UE.

Peut-il demander l'asile ?

Les citoyens de l'UE peuvent formuler une demande dans un autre État membre. Ils bénéficient dans ce cas d'une procédure accélérée.

Mais si le leader catalan devait finalement réclamer l'asile, celle-ci aurait peu de chances d'aboutir, selon le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA).

«Depuis cinq ans, aucun ressortissant de l'UE n'a obtenu l'asile en Belgique», assure Damien Dermaux, porte-parole du CGRA. «En Belgique, on examine ces demandes, on témoigne d'une certaine souplesse, mais on reste sur le principe qu'il s'agit de demandes manifestement non fondées, car venant de pays tiers sûrs.»