Depuis cinq ans, aucun pays n'a accueilli autant de réfugiés que la Turquie. À elle seule, elle abrite près de 60 % des 4,8 millions de Syriens qui ont fui leur pays en guerre. Depuis les attentats attribués au groupe État islamique et le putsch raté du mois dernier, ils sont des centaines de milliers à craindre de voir leurs maigres acquis partir en fumée alors que le gouvernement turc serre la vis. Reportage dans les rues de la petite Syrie d'Istanbul.

En cinq ans, le quartier conservateur de Fatih, au coeur d'Istanbul, a changé de visage. Si, au début de 2011, on croisait surtout des femmes voilées et des hommes portant des chemises à manches longues dans les rues de ce quartier historique, aujourd'hui, la diversité règne dans l'habillement comme dans l'affichage.

Les publicités en arabe côtoient partout les affiches en turc. Les robes d'été cohabitent avec le hidjab.

Selon Engin Bash, un journaliste turc qui couvre la crise syrienne depuis qu'elle a éclaté, c'est l'arrivée massive de réfugiés dans le voisinage qui a repeint le paysage. Fatih a d'ailleurs hérité d'un nouveau surnom, la Petite Syrie, depuis qu'une large part des 350 000 réfugiés syriens qui vivent à Istanbul y ont élu domicile.

« Les Syriens ont peut-être choisi de s'installer à Fatih parce que les Turcs les plus religieux connaissent mieux l'arabe », avance Engin Bash, en se promenant dans les ruelles qui entourent la station de métro Aksaray. Autre raison plausible : les loyers sont deux à trois fois moins chers à Fatih que dans les autres quartiers centraux d'Istanbul.

LE TRAVAIL D'ABORD

« Pourquoi je suis venu ici ? Je ne me suis pas posé la question, répond en riant Mohamed*, 19 ans, arrivé dans le quartier il y a cinq ans. Quand je suis arrivé en ville, j'avais déjà de la famille ici et je me suis mis immédiatement à chercher du boulot », ajoute le grand brun qui travaille dans un café syrien, où il sert de grandes omelettes et des cafés arabes bien tassés aux clients. 

« La vie n'est pas facile. Je travaille de 12 à 15 heures par jour. Mais on s'en sort. On s'entraide. »

Aujourd'hui, dans le petit café niché dans un demi-sous-sol et fréquenté presque exclusivement par des réfugiés, l'humeur est maussade. La Turquie, qui a longtemps ouvert les bras aux Syriens, serre la vis. Les réfugiés sont inquiets.

« Depuis que le gouvernement turc a instauré un visa de travail pour les Syriens, notre vie est vraiment plus compliquée. Où vais-je trouver les 600 livres turques [environ 300 $] pour payer ce visa ? », se désole Shem, un des clients du café, qui dit avoir déjà de la difficulté à joindre les deux bouts. « Je vis avec 10 autres hommes dans un appartement », relate-t-il.

LA FAUSSE BONNE NOUVELLE

En janvier, lorsque le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a annoncé qu'il modifiait la loi pour permettre aux Syriens d'obtenir des visas de travail, la nouvelle a été bien accueillie. Le premier objectif du gouvernement, a dit le ministre responsable du dossier, était de freiner la migration des réfugiés vers l'Europe en leur offrant de meilleurs horizons économiques.

Plusieurs organisations se portant à la défense des déplacés y voyaient aussi une manière d'améliorer le sort de millions de Syriens en Turquie, obligés de travailler sur le marché noir avec des salaires dérisoires.

La mesure n'a pas eu le résultat escompté. Si de riches réfugiés syriens ont pu se procurer le précieux papier, un reportage du journal britannique The Guardian démontrait au printemps que tout juste 0,1 % des réfugiés syriens en avaient fait la demande.

Le coût et la difficulté de se trouver un travail licite sont les deux principales raisons qui ont freiné les ardeurs des Syriens. Les casse-tête administratifs ont aussi pesé dans la balance. Malgré la nouvelle règle, la majorité des Syriens ont continué à vivre comme avant.

LE CHANGEMENT DE TON

La tentative de coup d'État du 15 juillet, qui a suivi de près l'attentat de l'aéroport d'Istanbul attribué au groupe État islamique, a changé la donne. « Tout allait bien, je trouvais facilement du travail, puis boum ! Depuis que le putsch raté a eu lieu, les autorités nous font vraiment la vie dure », raconte Ghazal, jeune femme de 21 ans qui a fui Damas il y a trois ans.

Éduquée, parlant couramment l'anglais et ayant appris le turc sur le tas, la jeune Syrienne s'en sortait mieux que la majorité de ses compatriotes. Loin d'avoir à cumuler les petits boulots, Ghazal travaillait comme infirmière jusqu'à la veille de sa rencontre avec La Presse. Mais à la fin de juillet, son employeur lui a brusquement montré la porte, estimant que ses papiers n'étaient pas en règle.

Ghazal, qui rêve d'être actrice et qui avait réussi à louer un appartement dans le quartier branché de Cihangir, le Mile End d'Istanbul, a peur de tout perdre. Le stress est tel qu'elle n'a pas avalé une seule bouchée depuis des jours. « Je ne peux pas retourner en Syrie. J'ai travaillé comme infirmière pendant les manifestations [anti-Assad]. Aux yeux du régime, je suis coupable par association », dit celle qui voit toujours en Istanbul son eldorado.

LES PORTES FERMÉES

Si la situation s'est corsée pour les Syriens qui se trouvent en Turquie ces jours-ci, elle est désespérée pour ceux qui veulent entrer dans le pays. La frontière est pratiquement fermée depuis que les autorités turques ont renforcé la sécurité.

« C'est tragique, ce qui se passe maintenant. Les gens tentent de fuir Alep et la Turquie ne les laisse pas entrer. Il y a 200 000 personnes qui tentent de traverser la frontière », dit Muzaffer Baca, vice-président du Croissant bleu international, organisation humanitaire qui veille sur le sort des réfugiés.

Muzaffer Baca ne rejette pas entièrement la faute sur les autorités turques. Le pays, rappelle-t-il, a accepté plus de réfugiés que tous les autres - soit près de 3 millions - et a déboursé plus que son dû. « À ce jour, la Turquie a déboursé 7 milliards de dollars pour les réfugiés syriens. Les États-Unis ont donné à peine 265 millions », dit-il. Les sommes promises par l'Union européenne, qui a conclu un accord controversé avec le gouvernement turc pour que celui-ci reprenne les réfugiés qui fuient vers la Grèce, se font attendre. « La Turquie a été abandonnée par le reste du monde », croit-il.

Si Muzaffer Baca reconnaît que la Turquie est dans une période trouble et que les réfugiés en ressentent les impacts, il est convaincu qu'à long terme son pays réussira à intégrer les Syriens. « Sous l'Empire ottoman, nous avons accueilli beaucoup de réfugiés. La Turquie a une tradition en la matière. L'intégration des Syriens devrait bien se faire : presque tous ont de la famille dans le pays, et sur le plan religieux, ils se sentent plus près de nous que des autres pays arabes. S'ils sont intégrés, s'ils ouvrent des commerces et paient des taxes, ils seront des citoyens très utiles pour le pays », avance-t-il.

Ghazal, Mohamed et Shem ne demandent rien d'autre.

* Pour la sécurité des réfugiés qui nous ont accordé des entrevues, nous n'avons utilisé que leur prénom.

DES BESOINS CRIANTS

• 19,3 milliards US: besoins de la Turquie pour les réfugiés de 2016 à 2018

• 741 millions US: somme promise par la communauté internationale 

Source : Plan régional pour les réfugiés et la résilience, Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies, juin 2016

Syrian and Turkish people walk in a street next to shops with Arabic letters on July 4,2016 in Fatih neighbourhood in Istanbul. Receptionist, waiter, hairdresser, pastry-seller : these are the jobs of the young Syrians who abandoned their dreams in Damascus to start from scratch in Istanbul. In Fatih, a densely-packed neighbourhood that serves as a hub for Arabs living in Turkey’s biggest city, the signs of home are everywhere./AFP PHOTO/OZAN KOSE

Muhamed (L), a Syrian refugee boy, and his father Mahmud Awwal work at a small textile factory in Istanbul, Turkey, June 24, 2016. Picture taken June 24, 2016. To match Special Report EUROPE-MIGRANTS/TURKEY-CHILDREN REUTERS/Murad Sezer