Hier, des milliers de Russes ont fait la queue pour faire leurs derniers adieux à Boris Nemtsov. Ancien vice-premier ministre devenu le rival pugnace de Poutine, l'opposant russe a été tué à Moscou vendredi dernier. Il y a un mois, Boris Nemtsov était bien vivant, plein de fougue, quand il a reçu notre journaliste dans son bureau de Moscou pour une troisième entrevue en 15 ans. Voici des morceaux choisis de l'un de ses derniers entretiens.

Q: En quoi la Russie a-t-elle changé depuis notre dernière rencontre, en 2011?

R: En 2011, [Vladimir]Poutine était un leader autoritaire. Il y avait déjà une absence de liberté politique et de liberté d'expression. Mais, dans la vie privée, nous étions libres. Nous pouvions voyager, lire et voir ce que nous voulions à la télévision. C'était la différence entre le communisme et le poutinisme. Aujourd'hui, Poutine fait un retour au communisme. Pas économiquement, mais politiquement. Par exemple, 15 millions de Russes - dont les policiers et les employés des sociétés d'État - doivent demander une autorisation pour voyager à l'étranger. Aussi, depuis 2011, on a vu l'émergence de la propagande à la Goebbels (le propagandiste nazi). Ça fonctionne vraiment bien. Les Russes sont sous la pression de cette propagande. Les cerveaux de millions de Russes ont été détruits. Complètement.

Q: Pourquoi la propagande du Kremlin fonctionne-t-elle aussi bien? Les Russes ont quand même vécu pendant 70 ans sous la propagande communiste. C'est un public averti.

R: Le problème est que Poutine a pris le contrôle de la télévision à 100% et que 70% des Russes s'informent seulement à la télévision. Imaginez qu'au Canada, on vous répète cent fois par jour que les États-Unis et l'Europe veulent vous anéantir. Ça finit par avoir un effet. Ici, ça donne de l'hystérie collective. Après l'annexion de la Crimée, 80% des Russes croyaient que c'était ce qu'il fallait faire et que Poutine n'avait pas le choix parce que les États-Unis voulaient occuper la Crimée. C'est complètement idiot, mais c'est ce que la grande majorité des Russes croient.

La plupart des Russes sont malades, aujourd'hui, mais il y a une partie de la société qui est en santé. Elle représente environ 15%.

Q: Si je comprends bien, ces 15% sont ceux qui soutiennent l'opposition?

R: Actuellement, oui. Tel que je perçois les choses, il y a deux partis en Russie. Le parti de l'internet et le parti de la télévision. Le parti de l'internet est de notre côté. Le parti de la télévision se divise en deux factions. La première est celle du réfrigérateur. Ses membres sont pro-Poutine parce qu'il y a de quoi manger dans le frigo. Ils veulent aussi être éduqués, avoir accès à des services de santé, bien vivre.

La deuxième faction est celle des fous! Ils disent: «Je m'en fous s'il y a quoi que ce soit à manger, je suis prêt à tout pour combattre l'impérialisme américain. Tant pis pour mes enfants.» Ça, c'est fou!

L'avenir de la Russie ne dépend pas de l'opposition libérale et des 15% que nous représentons, mais bien du parti de la télévision. Il faudra voir quelle faction va gagner la bataille: celle du réfrigérateur ou celle des fous!





Q: Vous pensez pouvoir gagner le parti du réfrigérateur à votre cause?

R: Oui, c'est notre principal objectif. Nous avons un programme politique à leur proposer. Nous leur suggérons moins de dépenses militaires et plus de dépenses en santé et en éducation. La fin de la guerre en Ukraine qui viendra avec la fin des sanctions [que l'Occident impose à la Russie]. Je crois que ce programme peut être populaire. Le problème est que nous n'avons pas les moyens d'en faire la promotion, nous avons uniquement accès à l'internet et pas du tout à la télévision. Si on nous donnait ne serait-ce qu'une heure de télévision, même au milieu de la nuit, pour expliquer aux Russes qui est Poutine, ça changerait beaucoup de choses.

Q: Avez-vous subi beaucoup de pression de la part du Kremlin au cours des dernières années?

R: Un groupe d'enquête a été mis sur pied pour trouver quelque chose de compromettant me concernant. Une fraude, de l'évasion fiscale, un crime économique... Poutine a dépensé beaucoup d'argent pour trouver quelque chose. Il n'a pas réussi. Moi, j'ai trouvé tout plein de choses sur Poutine et j'ai écrit neuf rapports sur la corruption au sein de son cercle restreint.

Q: Vous avez organisé deux manifestations contre la politique russe en Ukraine au cours de la dernière année. Vous appelez les gens à manifester le 1er mars. [Boris Nemtsov a été tué deux jours avant cette manifestation.] Craignez-vous des représailles?

R: Oui, peut-être. Nous sommes en Russie. Nous devons être prêts à tout, dans ce pays. J'ai déjà été arrêté 12 fois. Mon problème, c'est mon âge. Le blogueur Alexeï Navalny peut passer quatre ans en prison. Quand il sortira, il sera encore jeune. Moi, j'ai 55 ans. Là est mon problème. Mon ami, le dissident Vladimir Bukovski, m'a dit un jour: «Boris, tu as fait une grande erreur dans ta vie. Tu aurais dû être en prison à 25 ans, pas maintenant.» Mais à 25 ans, j'étais physicien nucléaire. À 30 ans, j'ai pris part au renversement de l'Union soviétique, et à 32 ans, je suis devenu gouverneur. Ma jeunesse ne s'est pas passée dans l'opposition, mais au pouvoir.

Q: Beaucoup d'opposants russes sont aujourd'hui en exil. Vous sentez-vous de plus en plus isolé?

R: Je fais mon travail du mieux que je le peux. Je suis maintenant député du Parlement régional de Yaroslav. Je combats la corruption. Je me bats contre le gouverneur, en ce moment. Et j'organise des manifestations avec l'opposition libérale.

La situation actuelle en Russie me rappelle cependant une anecdote de mon enfance. Quand j'avais cinq ans, à Sotchi, ma mère m'a emmené voir un spectacle d'hypnose. Tous les autres enfants dans l'aréna obéissaient aux ordres de l'hypnotiseur. Pas moi. Ces jours-ci, j'ai l'impression d'être de retour dans cet aréna. Tout le monde est hypnotisé. Sauf moi.

PHOTO PASCAL DUMONT, COLLABORATION SPÉCIALE

Avant son assassinat survenu vendredi dernier, l'opposant au régime de Vladimir Poutine espérait toujours rallier une majorité de Russes grâce à son programme politique axé sur la diminution des dépenses militaires et l'augmentation des investissements en santé.