Dans d'autres pays, ils risqueraient la prison. Dans la ville danoise d'Aarhus, on leur tend la main. Les jeunes musulmans qui songent à se rendre en Syrie ou qui en reviennent sont incités à participer à programme de prévention et de déradicalisation. Une initiative unique et enviée, qui ne fait cependant pas l'unanimité au Danemark.

À son retour de Syrie où il a côtoyé des djihadistes, Omar* n'a pas été surveillé par la police. Au contraire. L'adolescent danois a pu rencontrer un intervenant qui l'a aidé à nuancer ses croyances religieuses radicales pour reprendre une vie danoise normale.

«Quand il est rentré à la maison, il luttait avec toutes ces images qui défilaient dans sa tête. Nous avons parlé de ce qu'il a vu et de ce qu'il a vécu», raconte son mentor, Peter Hansen*.

Après six mois de rencontres, le jeune a obtenu son diplôme d'études secondaires et il a cru bon de mettre fin à ses rencontres avec Peter. «Je ne sais pas ce qu'il est devenu, mais il était fier d'avoir terminé ses études.»

Peter Hansen rencontre des adolescents de la ville d'Aarhus qui songent à aller se battre en Syrie ou qui en reviennent. Des adolescents accueillis à bras ouverts, alors qu'ils risqueraient la prison dans d'autres pays.

Depuis 2010, Peter est l'un des mentors du programme de déradicalisation de la police d'Aarhus - la deuxième ville en importance du Danemark -, qui attire l'attention partout dans le monde. «La participation des jeunes est volontaire», précise-t-il, alors que le Royaume-Uni songe à ouvrir des centres obligatoires pour les djihadistes de retour sur son territoire.

Peter Hansen nous a donné rendez-vous dans l'une des bibliothèques de l'Université d'Aarhus, où il a rencontré un autre jeune tenté par la radicalisation. «Parfois, c'est dans un café. Il n'y a pas d'endroit précis ni d'horaire fixe. L'ambiance doit être relax.»

Les jeunes dont il s'occupe ne sentent pas qu'ils ont leur place dans la société danoise, et c'est pourquoi ils se réfugient dans une pratique religieuse radicale, explique-t-il. «Ils veulent du respect et de la reconnaissance.»

Un risque?

«Nous empruntons une voie plus difficile que de mettre les jeunes en prison», lance Toke Agerschou, responsable de la prévention des crimes à la Ville d'Aarhus.

Il regrette de voir des pays comme le Royaume-Uni et la France emprisonner de présumés djihadistes de retour sur leur territoire ou songer à retirer leur passeport. «Est-ce que les mettre en prison va les déradicaliser? Non! Et est-ce que leur enlever la citoyenneté les empêche de se venger? Non. Cela crée plus de problèmes», tranche-t-il.

Toke Agerschou refuse de dire qu'il est risqué de tendre la main aux djihadistes potentiels qui reviennent de Syrie, puisque la police travaille et agit dans les limites de la loi. «Si un Danois de retour en Syrie commet un geste illégal, il sera arrêté», assure Toke Agerschou.

«Dans nos lois, ce n'est pas illégal d'aller en Syrie, mais c'est illégal de rejoindre un groupe terroriste», explique le commissaire Jorgen Illum.

Miser sur la prévention

Né en 2007 dans la foulée des attentats de Madrid et de Londres, et après le scandale des caricatures de Mahomet au Danemark, le programme de déradicalisation d'Aarhus a été créé pour freiner toute forme de terrorisme, notamment d'extrême droite ou d'extrême gauche.

«Dans nos lois, la prévention est importante au même titre que la coercition, indique le commissaire de la police d'Aarhus Jorgen Illum. La loi nous permet également d'échanger des informations sur les moins de 18 ans.»

Les policiers liés au programme de déradicalisation ont créé un réseau avec des écoles, des organismes de quartier et différents intervenants sociaux. En plus du volet de mentorat, on a mis sur pied un centre d'informations virtuel - baptisé «Info House» - que peuvent joindre les gens inquiets pour un proche flirtant avec des idées radicales. «Depuis 2007, nous avons eu 130 cas signalés par des parents ou des professeurs», indique Jorgen Illum.

Quand des parents musulmans se soucient des propos religieux radicaux de leur enfant, il s'avère souvent qu'il s'agit d'une simple épreuve de l'adolescence. Dans tous les cas, le jeune peut avoir du mentorat ou rencontrer un psychologue.

Patience et confiance

Dans le cas de l'adolescent qui a passé six mois en Syrie, le mentor Peter Hansen nourrissait deux buts bien simples lors de ses premières rencontres avec lui: le pousser à terminer ses études secondaires et le convaincre de ne pas retourner au Moyen-Orient.

Un autre jeune lui a confié avoir assisté à des rencontres secrètes de recrutement de djihadistes pour aller se battre. «Mais il a fallu du temps avant que je gagne sa confiance.»

«Dans les premières rencontres, on parle d'abord de choses normales de la vie: de l'école, de la météo, du football, illustre le mentor. Il ne faut pas que l'autre sente que je suis là pour le guérir.»

C'est plus tard que le mentor fait comprendre au jeune que sa pratique religieuse nuit à son quotidien et gâche sa relation avec ses proches. «Je ne suis pas là pour défaire ses croyances religieuses. Je dois faire valoir un mode de vie équilibré [...] S'il me consulte, le jeune sait qu'il est allé trop loin.»

De petite taille et de teint foncé, Peter Hansen a été adopté au Sri Lanka et a grandi au Danemark. Le jeune homme de 33 ans a connu une enfance heureuse à Horsens, une ville située près d'Aarhus.

Grâce à une maîtrise sur l'histoire des religions, Peter s'appuie sur une connaissance approfondie de l'islam. «Je suis en terrain connu, souligne-t-il. Pour des raisons évidentes, je ne m'oppose pas à l'imam d'un jeune, mais je peux confronter certaines de ses idées et poser des questions pour développer un regard qui soit moins noir ou blanc.»

Un programme critiqué

Depuis 2010, Peter Hansen a rencontré seulement cinq jeunes sur des périodes de six mois à plus d'un an.

Selon la police d'Aarhus, parmi 130 cas pris en charge dans le cadre de son programme, une quinzaine de personnes ont accepté de suivre un accompagnement rigoureux à long terme. Sauf un cas jugé incertain, ceux qui l'ont terminé jusqu'à présent l'ont fait avec succès.

Il n'est toutefois pas possible d'obtenir de détails précis sur ces cas. Ce que dénoncent d'ailleurs les détracteurs du programme. «Ces jeunes djihadistes demeurent invisibles! Et c'est un problème pour vérifier la validité et la véracité des résultats. À moins que l'on veuille bien croire les dires des autorités», indique Mehdi Mozaffari, professeur en sciences politiques à l'Université d'Aarhus. En tout cas, il s'agit d'un projet bien limité avec des résultats pour le moment invérifiables.»

Des politiciens danois considèrent par ailleurs que le traitement des présumés djihadistes est trop souple. Récemment, la ministre de la Justice Mette Frederiksen a dû réagir au fait que le Danemark a payé des allocations de chômage à 28 personnes parties combattre en Syrie pour le groupe État islamique. «C'est incroyablement important que nous ne soyons pas naïfs.»

*Noms fictifs

PHOTO BJORN LINDGREN, AFP

«Nous empruntons une voie plus difficile que de mettre les jeunes en prison», affirme Toke Agerschou, responsable de la prévention des crimes à la Ville d'Aarhus.

Une mosquée controversée

Lundi soir gris et humide dans une banlieue modeste d'Aarhus. Croisées dans la rue industrielle Grimhojvej, deux jeunes musulmanes nous invitent à la mosquée du même nom pour une heure d'interprétation du Coran avec l'imam Abu Bilal.

Un imam très controversé. D'après la police d'Aarhus, 22 personnes de la mosquée Grimhojvej sont allées en Syrie.

«Des gens affirment qu'il est un homme mauvais et que cette mosquée est fanatique. Je ne comprends pas pourquoi, et c'est triste, ce qu'on dit de lui. Il est respectueux et ouvert d'esprit», déclare Malak.

«C'est faux de dire que les femmes ne sont pas libres dans cette mosquée. Nous sommes très respectées», ajoute son amie Carina, une Danoise aux yeux bleus convertie à l'islam et enceinte de plusieurs mois.

Entre-temps, une dizaine de jeunes femmes - voilées ou non - franchissent la porte d'entrée de la mosquée réservée au sexe féminin. Elles pianotent sur leur iPhone et discutent d'un nouveau baume à lèvres avant de se réunir dans la bibliothèque où l'imam Abu Bilal leur parlera pendant une heure des textes du Coran. Notamment de la futilité des richesses matérielles et de la vie en tant qu'«épreuve» pour vivre le bonheur au paradis.

Abu Bilal consulte son iPad. Il offre aux filles de leur enseigner l'arabe et il en fait valoir l'importance. «Quel jour seriez-vous libres pour le cours?» Pendant la période de questions, une jeune femme qui songe à devenir infirmière lui demande si elle aura le droit de laver un homme selon les principes de l'islam. Oui, répond-il, puisque le geste est professionnel.

Difficile de croire que les médias danois considèrent la mosquée Grimhojvej comme une pépinière à djihadistes. Et pourtant.

Collaboration avec la police

Abu Bilal affirme avoir été mal cité par les nombreux médias qui ont repris les propos qu'il a tenus dans un discours pendant le ramadan en banlieue de Berlin.

Le lendemain de notre première visite dans sa mosquée, il a accepté de nous rencontrer en privé avec un interprète. Il a sorti son iPhone pour nous montrer la vidéo de son sermon. «Je n'ai pas dit qu'il fallait tuer tous les Juifs, mais les Juifs sionistes qui ont lâché des bombes sur Gaza. Les médias exagèrent.»

Il dit collaborer étroitement avec les responsables du programme de déradicalisation d'Aarhus. Le surintendant Allan Aarslev, de la police de l'est du Jutland, le confirme. «Ils sont très religieux dans cette mosquée, a-t-il indiqué à La Presse. Même si la mosquée a pu inciter des jeunes à partir [pour la Syrie], nous avons décidé d'entrer en contact avec la mosquée et son centre jeunesse.»

«Nous n'avons pas le droit de fermer cette mosquée, mais nous pouvions ouvrir un dialogue avec ses dirigeants pour leur faire part de nos préoccupations. Nous les affrontons même de façon sévère. C'est mieux que de rester assis dans notre bureau.»

De son côté, l'imam Abu Bilal plaide que des jeunes partent en Syrie ou au Moyen-Orient pour aider les populations locales ou apprendre l'arabe.

De la foutaise, selon Naser Khader, rencontré 15 minutes avant une conférence qu'il prononçait à Aarhus sur la situation en Syrie. Ce jour-là, il a lui aussi rencontré Abu Bilal pour un face à face télévisuel qui sera diffusé en janvier.

Ex-politicien très connu au Danemark, Naser Khader collabore aujourd'hui à l'Institut de recherche Hudson. Selon lui, il faut carrément fermer la mosquée Grimhojvej. «L'imam est très intelligent. Il répond habilement aux questions. Mais sa mosquée est l'une des rares à avoir une plateforme radicale. Elle se dit salafiste [un mouvement sunnite revendiquant un retour à l'islam des origines]», indique celui qui est l'un des plus fervents critiques du programme de déradicalisation d'Aarhus.

Un programme «désuet»

Alors que la police d'Aarhus a assuré La Presse qu'elle avait un bon réseau d'informateurs, Naser Khader considère qu'il a ses limites.

La police soutient dans les médias qu'une seule personne d'Aarhus s'est rendue en Syrie cette année. «Je n'en crois rien. J'en connais trois qui y sont allées pendant l'été. J'ai appelé, et la police m'a répondu: oui, mais on connaît seulement un cas, déplore-t-il. Mais le programme apporte tellement de prestige à la ville.»

Naser Khader affirme que des parents en contact avec la police demeurent très inquiets pour leurs enfants. Il se dit même mieux informé que les autorités des allées et venues en Syrie de ressortissants du Danemark, y compris, selon lui, un nombre sous-estimé de jeunes femmes. «Cela m'inquiète que la police ignore tant de choses.»

L'expert syrien cite le cas de cette femme dont le fils converti à l'islam à la mosquée Grimhojvej s'est rendu en Syrie l'an dernier. «L'imam prétend qu'il a aidé le jeune à aller en Égypte pour apprendre l'arabe. Or, il est allé en Syrie, raconte Naser Khader. Sa mère m'a appelé pour me dire qu'il avait retiré tout son argent.»

Pour finir, son fils s'est fait exploser. «Depuis un courriel de menaces, sa mère ne parle plus à personne. Je lui ai dit de dénoncer publiquement ce qui est arrivé, mais elle ne vient rien savoir.»

PHOTO BJORN LINDGREN, AFP

Oussama El-Saadi, recteur de la mosquée Grimhojvej. D'après la police d'Aarhus, 22 personnes de cette mosquée sont allées en Syrie.

Les grandes dates du programme

La ville d'Aarhus a commencé à réfléchir à son programme de prévention et de déradicalisation plusieurs années avant le début du conflit syrien. Bien avant, donc, que de nombreux Danois songent à se rendre au pays de Bachar al-Assad pour y faire le djihad. Explications en quelques dates.

2004 et 2005

Les attentats terroristes de Madrid et Londres interpellent la ville d'Aarhus, où on commence à réfléchir à des façons de prévenir de tels actes.

Septembre 2005

Le journal danois Jyllands-Posten fait scandale en publiant des caricatures de Mahomet.

2006

Le gouvernement danois lance le programme Police Against Terror.

2007

La police de la région de l'est de Jutland, où se trouve la ville d'Aarhus, lance son programme de « déradicalisation ».

2012

Des jeunes d'Aarhus commencent à se rendre en Syrie.

2013

Abdessamed Fateh, qui figure sur la liste liste noire américaine des terroristes internationaux, prêche à la mosquée Grimhojvej, en banlieue d'Aarhus.

2014

Selon les services de renseignement danois, plus de 100 Danois sont allés se battre en Syrie jusqu'à présent. Parmi eux, on compte 31 jeunes d'Aarhus. Au total, 5 sont morts, 10 s'y trouvent toujours et 16 sont de retour au Danemark. Selon des experts, le nombre réel de cas est plus élevé.