Le 9 juillet 2010, un Boeing 767 en provenance de New York atterrit à l'aéroport de Vienne. Quelques minutes plus tard, un Yak-42 venu de Moscou se pose tout près.

Des caméras de télévision filment des passagers qui passent d'un avion à l'autre. Puis les deux appareils repartent.

Moscou et Washington confirmeront que la manoeuvre constituait le plus important échange d'espions entre les deux pays depuis la Guerre froide. Dix agents secrets russes et quatre espions américains ont été rendus à leur pays. Parmi eux se trouvait Anna Chapman, une rousse flamboyante que Washington accuse de s'être livrée à des activités d'espionnage pour le compte de la Russie.

Le fait que l'échange se soit déroulé à Vienne n'est pas un hasard. Dans un livre intitulé Die Schattenstadt (La ville d'ombre) qui vient d'être publié, l'auteur Emil Bobi décrit Vienne comme «la capitale internationale de l'espionnage», une thèse que nombre de films ont évoquée avec des personnages en imper déambulant mystérieusement le long du Danube.

«Il y a des espions partout dans le monde, mais nulle part autant qu'à Vienne», a dit M. Bobi à La Presse.

Son livre cite des experts de l'Université de Graz qui estiment qu'au moins 7000 espions sévissent à Vienne.

Plantée au coeur de l'Europe, Vienne a toujours été un lieu d'échange. Après la Seconde Guerre mondiale, la ville est divisée en quatre zones contrôlées par les États-Unis, l'Union soviétique, la Grande-Bretagne et la France, ce qui renforce son rôle de carrefour. Pendant la Guerre froide, Vienne se trouve tout juste au pied du rideau de fer. Elle fourmille d'agents de la CIA et du KBG, qui peuvent savoir ce qui se passe tant à l'Est qu'à l'Ouest.

L'histoire a imprégné la ville de ce que M. Bobi appelle une «culture d'espionnage».

«Vienne sait comment traiter les étrangers qui ont quelque chose à cacher, dit l'auteur. On ne leur pose pas de questions.»

Cette culture se reflète dans les lois autrichiennes: seul l'espionnage qui vise directement l'Autriche y est illégal. Les étrangers, eux, peuvent s'espionner les uns les autres sans craindre la justice. Comme en Suisse, le secret bancaire y est roi. Enfin, Vienne est une ville sûre, agréable, et elle abrite une pléiade d'organisations internationales, ce qui contribue à attirer les espions.

Selon l'auteur, les espions agissent aujourd'hui dans les ambassades étrangères, sous le couvert de titres diplomatiques. Et comme ils s'échangent des renseignements, les espions attirent les espions.

«Il y a officiellement 17 000 diplomates à Vienne. Chaque ambassade étrangère déborde de personnel», dit Emil Bobi, qui veut défaire l'image de dangereux criminels que traînent les espions.

«Ces gens sont des professionnels qui font leur métier, dit-il. Ils attirent à Vienne de l'argent et lui confèrent une dimension internationale. Personne ne veut que ça change.»

Et le Canada?

Y a-t-il des espions canadiens à Vienne? L'auteur Emil Bobi est formel : «L'ambassade canadienne déborde comme les autres. Je suis convaincu que des diplomates canadiens travaillent comme espions à Vienne.» Michel Juneau-Katsuya, ex-agent du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), est plus nuancé. Selon lui, des agents du SCRS et de la GRC se trouvent probablement à Vienne. Mais il rappelle que le Canada n'a pas de service de renseignement offensif. «L'Autriche elle-même n'est pas considérée comme une menace pour le Canada, mais des pays comme la Chine ou la Russie y ont des agents, et les nôtres ont pour mission de s'assurer qu'un certain degré de sécurité est respecté», explique-t-il. Le Canada ferait donc du contre-espionnage plutôt que de l'espionnage... du moins en théorie. L'an dernier, les révélations du délateur Edward Snowden ont en effet montré que le Canada avait espionné le Brésil, ce qui laisse croire que des activités offensives sont pratiquées malgré la politique officielle. Joint hier, le ministère des Affaires étrangères à Ottawa a été incapable de dire combien de diplomates canadiens sont en fonction à Vienne ni s'il les considère comme des espions.