La Cour de justice de l'Union européenne vient de susciter une véritable levée de boucliers tant chez les défenseurs des droits des internautes que chez des grandes entreprises du secteur en forçant Google à retirer des liens de référencement jugés embarrassants par un ressortissant espagnol.

La décision du tribunal, dévoilée lundi, est notamment décriée par l'Electronic Frontier Foundation (EFF), qui s'inquiète de l'établissement d'un «droit de censure de l'information publique».

L'organisation, située à San Francisco, pense que ce droit de censure aura pour conséquence de forcer les moteurs de recherche à présenter une version «tordue» et enjolivée de la réalité.

Avec les discussions en cours en Europe sur l'importance du «droit à l'oubli» pour les internautes, «nous avions peur que les choses en arrivent à cette forme de censure à grande échelle», souligne en entrevue Eva Galperin, une analyste de l'EFF.

«Équilibre rompu»

Un tel jugement est moins probable aux États-Unis, où l'attachement à la liberté d'expression est beaucoup plus important. «Les tribunaux européens ont tendance à favoriser la protection de la vie privée plutôt que la liberté d'expression, alors que c'est le contraire chez nous», dit-elle.

Le jugement devrait «faire frissonner» tout Européen qui «croit à l'importance cruciale de la liberté d'expression et du droit à s'informer», préviennent à ce titre les dirigeants de l'Index on Censorship.

L'organisation anglaise estime que le fait de donner aux internautes le droit de faire retirer de l'information équivaut à leur donner la capacité «de rentrer dans une librairie et d'obtenir la destruction des livres».

Le président exécutif de Google, Eric Schmidt, s'est aussi inquiété de sa portée en relevant qu'il s'agissait d'une «collision entre le droit à l'oubli et le droit de savoir». «Nous estimons, après avoir examiné cette décision, que l'équilibre est rompu», a-t-il déclaré lors de l'assemblée des actionnaires de l'entreprise.

Prenant le contrepied de ces critiques, la commissaire européenne chargée de la justice, Viviane Reding, a parlé d'une «victoire pour la protection des données personnelles des Européens».

L'affaire au coeur de la polémique a débuté en 2010 lorsqu'un Espagnol, Mario Costeja Gonzalez, s'est adressé en vain à l'Agence espagnole de protection des données pour contraindre le journal catalan La Vanguardia à retirer deux articles datant de 1998. Ils faisaient état du fait que la maison de l'homme avait été vendue aux enchères en raison de dettes de sécurité sociale impayées.

Il a aussi demandé par la même occasion à Google d'occulter les liens vers ces articles lorsque une personne utilisait le moteur de recherche avec son nom, arguant que l'affaire avait été réglée des années plus tôt et n'avait plus aucune pertinence.

Un délicat équilibre

Le tribunal européen, saisi du dossier, a statué que le moteur de recherche peut, «dans certains conditions», être contraint de retirer des liens de référencement de ses résultats à la demande d'un citoyen s'estimant lésé de manière à préserver un «juste équilibre» entre son droit à la vie privée et le droit du public de s'informer.

Un équilibre d'autant plus important, note la Cour de justice de l'Union européenne, que les moteurs de recherche permettent de colliger des informations touchant «potentiellement à une multitude d'aspects de la vie privée» qui n'auraient «pas pu être interconnectés autrement» ou «n'auraient pu l'être que très difficilement».

Le jugement, qui repose sur l'interprétation d'une directive européenne de 1995, relève que des données peuvent s'avérer «inadéquates» à recenser, notamment en raison du temps qui s'est écoulé et du niveau d'intérêt de l'information pour le public. L'appréciation de leur pertinence peut notamment varier, précise la cour, «en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique».

Les critères évoqués par le tribunal sont flous et seront très difficiles à appliquer, tant pour Google que pour les autres moteurs de recherche, a prévenu Jimmy Wales, de Wikipedia.

Des usagers de l'internet peuvent affirmer qu'une information n'est «plus pertinente» et forcer Google à statuer à ce sujet, obligeant l'entreprise à prendre une décision délicate dans un contexte où elle peut être tenue légalement responsable «si les choses tournent mal», a-t-il prévenu. Selon lui, la décision «ne tiendra pas longtemps».

L'EFF note, de son côté, que la directive sur laquelle repose le jugement est en voie d'être remplacée par un nouveau texte, potentiellement plus contraignant, sur la protection des données personnelles.

Il faudra peut-être qu'une nouvelle cause se retrouve devant les tribunaux en vertu du texte en question pour «savoir quelles parties de l'histoire devront être cachées à la vue de tout le monde».