Hier, les Français ont voté au premier tour des élections municipales, ouvrant toute grande la porte aux représentants de la droite. Les banlieues de Paris ont également voté. Notre journaliste s'est rendue à Saint-Denis, la seule ville communiste de France comptant plus de 100 000 habitants. Une ville plombée par la pauvreté. Excursion dans un monde oublié.

Quand le maire de Saint-Denis, Didier Paillard, se promène dans le marché, il est vite entouré de gens silencieux qui attendent en ligne pour lui parler. Des hommes et des femmes qui n'ont pas de travail ou qui n'arrivent plus à payer leur loyer. Ils supplient le maire de les aider.

Du haut de ses six pieds trois pouces, Didier Paillard les écoute. Il sort un calepin et un stylo de la poche de son veston et griffonne un nom, un numéro de téléphone et quelques notes. Il ne leur demande pas de voter pour lui, même s'il est en campagne électorale.

Cinq jours avant le premier tour des élections municipales, le maire se promène dans le marché avec des membres de son équipe qui distribuent des dépliants. Mais les gens ne veulent pas entendre parler de la campagne. Ils s'accrochent au maire comme à une bouée de sauvetage.

Didier Paillard a 59 ans. Il est maire de Saint-Denis depuis 10 ans. Un maire communiste, le seul en France à diriger une ville de plus de 100 000 habitants.

«On nous traite de ringards», dit-il en haussant les épaules. Les communistes dirigent Saint-Denis depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont toujours fait partie du décor.

Saint-Denis est une banlieue séparée de Paris par le périphérique, une autoroute qui ceinture la ville en épousant ses anciennes fortifications. Plus qu'une barrière de béton, c'est tout un monde qui sépare Paris de ses banlieues.

En sortant du métro de Saint-Denis, on plonge en Afrique noire ou au Maghreb. La foule est bigarrée, les rues parsemées de restaurants arabes. Des hommes traînent sur les terrasses des cafés. Le soir, les rues se vident. La ville n'est pas sûre.

Les statistiques sont affolantes. Le taux de chômage s'élève à 22% et à 40% chez les jeunes de moins de 30 ans. Le revenu moyen est de 8000 euros par an (12 000$), environ 40% des familles sont monoparentales et le taux de criminalité est l'un des plus élevés en France. Les écoles publiques sont boudées par les parents qui ont peur d'y envoyer leurs enfants.

Saint-Denis est ignoré par le gouvernement. «On est sous-équipé et sous-financé, affirme Didier Paillard. On souffre de maltraitance d'État!»

Oui, Saint-Denis souffre. Au marché, le maire écoute les gens qui viennent déposer leurs problèmes entre ses mains. Leurs demandes frisent la supplication.

«Je touche 1400 euros par mois (2100$) et je vis avec mes trois enfants adultes, raconte une femme. Ils n'ont pas de travail. Mon loyer me coûte 900 euros (1350$). Je n'ai plus rien, je suis au bord du gouffre, je veux un loyer moins cher.»

La Ville attribue 20% des logements sociaux.

Certains l'accrochent pour lui parler des odeurs d'urine qui empestent la gare ou de la saleté. «Bientôt, il faudra des bottes pour se promener, c'est trop sale», se plaint une dame.

Une vieille l'apostrophe. Le prof qui donnait les cours de peinture sur soie dans sa résidence pour personnes âgées est parti et il n'a pas été remplacé. C'est la Ville qui l'avait embauché. «Je suis très fâchée», tonne-t-elle. Le maire, transformé en mur des Lamentations, hoche la tête et prend des notes.

Saint-Denis a déjà connu la prospérité. Des usines de métallurgie, de gaz et de machinerie tapissaient la ville, mais au début des années 70, le déclin s'est amorcé pour ne plus s'arrêter, une longue spirale qui a plongé Saint-Denis en enfer. «Les industries ont foutu le camp, raconte le maire. Depuis, on est face au vide, on est à poil.»

Mais depuis un an ou deux, Saint-Denis bouge. Le mouvement est à peine perceptible. Des studios de cinéma ont ouvert leurs portes et des jeunes qui n'ont pas les moyens de vivre à Paris traversent le périphérique et s'installent au centre-ville.

Le maire a les yeux fixés sur tous les indicateurs. Il appelle la prospérité de tous ses voeux. Il a vécu la longue traversée du désert, il aimerait bien être en poste quand la ville arrivera dans une oasis. Mais il doit se battre contre un adversaire coriace, un socialiste issu de la nouvelle génération, Mathieu Hanotin.

Le jeune loup

Mathieu Hanotin a 35 ans et de l'ambition à revendre. Député socialiste, il est candidat à la mairie de Saint-Denis. En France, on peut être maire et député. Aura-t-il le temps de s'occuper d'une ville à bout de souffle tout en siégeant à l'Assemblée nationale?

Sa réponse est prête. «Il y en a qui se noient dans un verre d'eau, d'autres savent s'organiser.»

La gauche se bat pour conquérir Saint-Denis. Socialistes contre communistes. La droite, elle, vivote dans les limbes.

Le local électoral de Mathieu Hanotin est bordélique. Des piles de dépliants dans un coin, un va-et-vient de bénévoles, foulard rose au cou, la couleur des socialistes. Hanotin s'agite, donne des ordres, parle au téléphone, passe d'une pièce à l'autre, ramasse des tracts, puis part en coup de vent faire du porte-à-porte entre deux réunions.

Il s'arrête devant un immeuble beige de 10 étages. Un HLM. Il serre des mains et répète le même discours: «Ça ne peut plus continuer comme ça, la ville se dégrade.»

Les gens l'approuvent, mais la plupart n'ont pas le droit de voter. Plus de 20% de la population de Saint-Denis n'a pas la nationalité française.

M. Hanotin mise sur l'usure du pouvoir de Paillard et sur la pauvreté de la ville qu'il n'hésite pas à mettre sur le dos des communistes aux commandes depuis plus d'un demi-siècle.

Les communistes ont longtemps dirigé la majorité des villes du département de Seine-Saint-Denis. En 1977, le Parti communiste (PC) contrôlait 27 des 40 villes, dont Saint-Denis. Aujourd'hui, il ne leur en reste que 11.

La bataille de Saint-Denis est symbolique. Le PC se maintiendra-t-il au pouvoir ou sera-t-il battu par la vague socialiste? Le président François Hollande, un socialiste, a obtenu 65% des voix au second tour des élections présidentielles en 2012 dans le département de Seine-Saint-Denis. Mathieu Hanotin le sait et il se démène. Debout à l'aube, il travaille jusqu'à 23h. Et il fait du porte-à-porte tous les jours.

Voter est l'une des clés de cette élection. Plusieurs disent: «On en a marre de Paillard, on n'ira pas voter.»

Mathieu Hanotin, avec la fougue de ses 35 ans, essaie de les convaincre du contraire. Mais les gens haussent les épaules. Ils ont d'autres préoccupations, comme celle de survivre sans boulot dans un appartement microscopique d'un HLM.

Le monde des cités

Il a suffi d'une étincelle pour faire flamber les banlieues pendant trois semaines. Cocktails Molotov, voitures incendiées, écoles vandalisées. C'était en octobre 2005.

Tout a commencé quand deux jeunes d'origine africaine ont été électrocutés en se cachant dans un transformateur pour fuir la police qui les accusait à tort de vol. Ils revenaient tranquillement d'un match de football entre amis.

Jamais la France n'avait connu des émeutes d'une telle ampleur depuis mai 68.

Ces émeutes cristallisaient le gigantesque ras-le-bol des chômeurs, des laissés pour compte, des immigrants en rade et des sans-papiers. Ils ont vomi leur haine en mettant à feu certains quartiers. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, les avait traités de racailles. Saint-Denis a été une des villes les plus touchées.

«Aujourd'hui, les banlieues se sont apaisées, mais elles souffrent toujours d'une grande pauvreté née d'une désindustrialisation massive», affirme David Gouard, chercheur en sciences politiques à l'Université de Nanterre.

Certaines banlieues sont riches, comme Neuilly-sur-Seine, ajoute M. Gouard. Elles n'ont pas de passé industriel et elles votent à droite. Elles côtoient des banlieues pauvres, comme Saint-Denis.

De nombreuses cités ont été construites à Saint-Denis, comme celle des Francs-Moisins. Des immenses quadrilatères plantés de tours d'habitation, véritables villes dans la ville aux allures de ghetto.

Près 11 000 personnes, entassées dans 1900 logements, y vivent. Les cités sont des microcosmes de problèmes potentiellement explosifs. «Les taux de délinquance et de chômage sont très élevés et il y a beaucoup d'échecs scolaires, explique Sonia Imloul, présidente de l'association Respect 93 qui vient en aide aux familles démunies. La misère humaine, elle est ici. Nous sommes les grands oubliés de la République.»

Sur un muret, six adolescents tuent le temps en tirant sur leur cigarette. Six garçons, Algériens et Marocains d'origine. Parents au chômage. Ils sont nés dans la cité des Francs-Moisins. Sam Berrandou, qui enseigne la boxe thaïe depuis 30 ans dans un gymnase qui jouxte la cité n'a pas une vision sombre de l'endroit. Il rejette l'étiquette de ghetto. Il me guide dans les Francs-Moisins. On y croise des femmes qui poussent un landau et des hommes qui se promènent tranquillement, les mains derrière le dos. Ils aiment la cité parce que tout le monde se connaît.

Moussa a 30 ans, il est d'origine mauritanienne. Il est né dans la cité. Il s'y est marié. Aujourd'hui, il a une petite fille. Ses parents vivent tout près. «J'aime la convivialité, les voisins, la grande famille», dit-il.

C'est ça aussi, la cité des Francs-Moisins.