Le gouvernement turc a fait voter samedi par ses députés, entre deux coups de poing, la réforme judiciaire destinée à renforcer son emprise sur les magistrats, aussitôt dénoncée comme un nouveau moyen d'étouffer le scandale de corruption qui l'éclabousse.

Au terme d'un débat sous haute tension émaillé d'échanges de coups entre élus rivaux, le Parlement a adopté sans surprise le projet de loi soutenu par le Parti de la justice et du développement (AKP) du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, par 210 voix contre 28.

Entre autres mesures, ce texte autorise le ministre de la Justice à ouvrir des enquêtes sur les membres du Haut-conseil des juges et procureurs (HSYK), une des plus hautes instances judiciaires du pays en charge de nommer ses plus hauts magistrats. Il permet également au ministre d'imposer au HSYK son ordre du jour.

Déposée en janvier en pleine crise provoquée par un scandale politico-financier sans précédent, cette réforme a déchaîné les critiques de l'opposition et suscité les mises en garde répétées de l'Union européenne (UE), qui s'inquiète d'une remise en cause de «l'indépendance de la justice».

Sous la pression, M. Erdogan a consenti à «geler» un temps les articles les plus controversés de son texte. Mais, sûr de sa majorité absolue au Parlement, il a décidé vendredi de faire passer en force une version à peine modifiée qui consacre la mainmise du pouvoir politique sur les délibérations du haut conseil.

Comme lors du premier débat en janvier, les députés de la majorité et de l'opposition en sont violemment venus aux mains au coeur de la nuit, transformant l'un hémicycle en ring de boxe. Un élu de l'opposition, Ali Ihsan Kokturk, a fini à l'hôpital le nez cassé et le visage en sang.

Le vote de ce texte n'a pas calmé la colère de l'opposition, qui a aussitôt confirmé son intention d'en saisir la Cour constitutionnelle.

«Le HSYK est vital à l'indépendance de la justice», a souligné à l'AFP le député du Parti républicain du peuple (CHP), «avec ce texte le gouvernement va contrôler toute l'institution judiciaire». «Cette loi est une preuve de plus que l'AKP veut étouffer les enquêtes anticorruption», a renchéri son collègue Aykan Erdemir.

Justice sous influence 

Comme en écho à ces inquiétudes, la justice turque, étouffée par une vague de purges sans précédent, a ordonné vendredi la remise en liberté d'une première vague de suspects incarcérés dans le cadre de l'enquête anticorruption.

Moins de deux semaines à peine après la nomination d'un nouveau procureur pour superviser le dossier, l'ex-PDG de la banque publique Halkbank Suleyman Aslan et cinq autres inculpés ont quitté leur prison après deux mois de détention.

En perquisitionnant à son domicile, les policiers avaient découvert l'équivalent de 4,5 millions de dollars en liquide dissimulés dans des boîtes à chaussures, devenues le symbole brandi par ses adversaires pour critiquer la corruption du régime, qui règne sans partage sur le pays depuis onze ans.

Seule une poignée d'inculpés reste encore emprisonnée, dont l'homme d'affaires azerbaïdjanais Reza Zarrab et les fils des trois anciens ministres de l'Économie, de l'Intérieur et de l'Environnement, soupçonnés d'avoir touché des pots-de-vin.

Au total, des dizaines de patrons, hommes d'affaires, hauts fonctionnaires et élus proches du pouvoir ont été inculpés dans le cadre de cette affaire, qui déstabilise M. Erdogan avant les municipales du 30 mars et de la présidentielle d'août.

Son propre fils aîné Bilal, mis en cause en tant que dirigeant d'une fondation d'aide aux étudiants, a été entendu la semaine dernière sans être inculpé, a révélé vendredi son avocat.

Depuis le début du scandale, le premier ministre accuse ses ex-alliés de la confrérie du prédicateur musulman Fethullah Gülen, très influents dans la police et la magistrature turques, de manipuler l'enquête pour le faire tomber.

En riposte, il a fait révoquer ou muter quelque 6000 policiers et des centaines de magistrats.

Sûr de sa force, M. Erdogan a encore dénoncé samedi cette «conspiration du 17 décembre». «Est-ce que ce qui a été fait le 17 décembre était sincère ? Sur la foi de quelles preuves, de quels documents ?», a-t-il lancé. Avant de conclure que «tout n'était qu'un scénario».

Comme un autre texte récent sur le contrôle d'internet dénoncé comme «liberticide», la réforme judiciaire va être soumise au président Abdullah Gül, qui peut refuser de la promulguer.