Dans la nuit du 10 au 11 décembre dernier, Kristina Berdinskikh a vu des gens affluer massivement vers la place de l'Indépendance de Kiev, d'où la police venait de chasser brutalement les protestataires, après trois semaines de manifestations pacifiques.

«Plusieurs étaient convaincus qu'ils allaient se faire tirer dessus, mais ils marchaient quand même vers la place», raconte la journaliste dans la trentaine, qui a été fascinée par le courage tranquille de ses compatriotes.

C'est cette nuit-là que Kristina Berdinskikh a eu l'idée de raconter l'histoire d'Ukrainiens ordinaires engagés, chacun à sa façon, dans le mouvement de protestation. «Je trouvais que les médias ne s'intéressaient pas à eux. Ils ne parlaient que des politiciens.»

Quelques semaines plus tôt, le nouveau propriétaire du journal Korrespondent pour lequel travaillait Kristina Berdinskikh, proche de la famille du président Viktor Ianoukovitch, avait resserré le contrôle sur le contenu éditorial. Plusieurs journalistes ont démissionné pour protester contre la censure. Dont Kristina.

Page Facebook

Désormais, elle avait donc tout le temps qu'il fallait pour se lancer pour se lancer corps et âme dans son nouveau projet. Elle a créé une page Facebook appelée «Maidaners». En référence à la place, maïdan en ukrainien, qui forme le coeur du mouvement de protestation contre le régime Ianoukovitch.

Armée de son ordinateur et d'un téléphone cellulaire, la journaliste s'est mise à ratisser les lieux à la recherche de petites histoires cachées derrière la grande. Une propriétaire de bijouterie habillée en vêtements chics de la tête aux pieds qui préparait de la soupe ou des sandwichs pour les manifestants. Une dame qui se disait âgée de 100 ans et qui venait tous les jours sur la place, voyageant en autobus, et se déplaçait appuyée sur ses cannes. Un musicien masqué jouant du piano dans l'un des immeubles occupés par les protestataires.

L'initiative a vite fait mouche: ses portraits d'environ 200 mots ont transformé Kristina Berdinskikh en une star du mouvement de protestation, baptisé «Euromaïdan», en référence à la rupture du processus d'adhésion à l'Union européenne qui a déclenché la vague de colère. Après avoir signé plus de 80 articles, la jeune femme s'est retrouvée propulsée à la tête d'une véritable entreprise employant 175 bénévoles qui adaptent Maidaners en une douzaine de langues, dont le turc, l'allemand et le bulgare. Les versions portugaise et néerlandaise suivront bientôt. La page compte 9000 abonnés, et certains portraits ont été vus par plus de 100 000 personnes.

L'émotion

Des photographes professionnels ont proposé leurs services gratuits à la journaliste, afin d'améliorer la qualité de ses images. Elle a refusé: «Je préfère ma propre photo, même de mauvaise qualité, mais avec l'émotion du moment.»

Ses critères de sélection? C'est elle qui choisit les gens dont elle parle. Elle ne conserve pas leur numéro de téléphone, par mesure de sécurité. Et elle n'écrit jamais sur ceux qui ont pris part aux confrontations avec la police. Pour les protéger, encore une fois.

Elle reste fascinée par le courage de ses sujets. «J'avertis toujours les gens que mon blogue est lu par la police, qui peut s'en servir contre eux. Mais tout le monde accepte d'être nommé et photographié. Les gens me disent que la police les connaît déjà, de toute façon.»

Autre règle du jeu: «On ne parle jamais de politique, tout le monde sait pourquoi on est ici, c'est pour l'Union européenne et contre Ianoukovitch.»

Kristina Berdinskikh passe de longues journées sur la place. Elle dort peu et est toujours à l'affût de nouveaux sujets. S'il y a quelqu'un qui peut prendre le pouls de l'humeur de «l'Euromaïdan», c'est bien elle.

Fin décembre, par exemple, les manifestants étaient fatigués, ils avaient envie de rentrer chez eux. Mais depuis la grande «bataille» de janvier, au cours de laquelle trois manifestants sont tombés sous les balles de la police, tout a changé: «Je n'ai plus rencontré une seule personne qui voulait retourner à la maison.»

«Son» Serhiy tué

Sans le vouloir, Kristina s'est trouvée mêlée à cet épisode tragique. Début janvier, elle avait publié le portrait de Serhiy Nigoyan, un gars de 20 ans, d'origine arménienne et habitant la région de Dnipropetrovsk, dans l'est de l'Ukraine. Un ancien étudiant en éducation physique qui gagnait sa vie en vendant des chachliks (grillades) en Crimée, avec son père. Et qui avait décidé de rejoindre la protestation malgré les inquiétudes de ses parents. Ce grand barbu qui contribuait à la «révolution» en fendant du bois était remarquablement ouvert et inspirant, selon Kristina.

Mais le 22 janvier, Serhiy Nigoyan est tombé sous les balles de la police, lors de la grande confrontation près du parlement ukrainien. Kristina a eu du mal à croire qu'il s'agissait bel et bien de «son» Serhiy.

Quand elle a réalisé que des rumeurs sur de prétendues accointances terroristes du jeune homme couraient sur l'internet, elle a vite mis en ligne la version intégrale de l'entrevue qu'elle avait enregistrée avec lui. Histoire de blanchir sa réputation.

La «documentaliste de l'Euromaïdan» reste marquée par cette tragédie. «Je n'aurais jamais imaginé qu'un de mes personnages pouvait se faire tuer.»