Le 3 octobre, un bateau transportant 500 clandestins a chaviré au large de Lampedusa, l'île la plus méridionale de l'Italie, entraînant la mort de 366 passagers. C'était le pire naufrage à survenir en Méditerranée depuis au moins une décennie. Cinq semaines plus tard, notre journaliste a visité l'île qui attire des milliers de réfugiés prêts à tout pour fuir la dictature, la guerre et la misère.

Quand Ambes s'est retrouvé dans l'eau, il faisait toujours nuit. La mer et le ciel se rejoignaient en une seule masse sombre, au milieu de laquelle clignotaient les lumières lointaines de Lampedusa.

C'est à ces lumières que s'accrochait mentalement l'enseignant d'Asmara, capitale de l'Érythrée, en nageant vers ce qu'il espérait être la côte de l'île italienne. Cette île qu'il voulait atteindre depuis qu'il avait fui son pays, 14 mois plus tôt, en laissant derrière lui sa femme et un bébé de 3 mois.

Il y était presque, en cette nuit d'octobre où la mer était aussi étale «que ce trottoir», dit l'homme de 40 ans, en montrant du doigt le pavé impeccable de la Via Roma, rue principale de Lampedusa.

Puis, tout a basculé. Le chalutier, parti de Tripoli avec 500 clandestins à bord, prenait l'eau. Deux navires l'ont croisé sans s'arrêter, malgré les appels au secours, se rappelle Ambes Towelde. Le capitaine a alors décidé de mettre le feu à une couverture imbibée de kérosène et de la lancer à la mer.

Mais la couverture a atterri sur le pont, ce qui a embrasé le moteur et précipité les passagers vers un côté du rafiot, qui s'est retourné.

Ambes fait partie des 155 survivants du naufrage. Il a nagé pendant trois ou quatre heures, il ne sait plus. Il faisait déjà jour quand il a été secouru par un bateau de plaisance, alerté par les cris des survivants.

Le jour de notre rencontre, à Lampedusa, Ambes était excédé d'être toujours hébergé au camp de transit où, théoriquement, il n'aurait dû passer que 48 heures, avant d'être dirigé vers Rome ou la Sicile, pour y présenter sa demande d'asile.

Mais cette limite de séjour est rarement respectée. Elle l'est d'autant moins pour les survivants de ce naufrage qui fait l'objet d'une enquête policière. Le trafiquant somalien qui a organisé ce voyage a été arrêté à Lampedusa, après que des survivants eurent raconté le calvaire qu'il leur a fait subir dans le sud de la Libye: histoire sordide de viols, de torture, d'extorsion d'argent.

En attendant que l'enquête se termine, Ambes rage d'être toujours à Lampedusa. «Je déteste cette île, partout où je regarde, il y a la mer, qui me fait penser à mes amis morts.»

Traversée périlleuse

Le centre d'immigration de Lampedusa compte une dizaine de baraques en tôle, conçues pour accueillir 250 personnes. La capacité d'accueil du camp est réduite depuis qu'un groupe de réfugiés a mis le feu à un bâtiment, en 2011. Il n'a pas été reconstruit depuis.

Après le naufrage du 3 octobre, le camp était débordé, des familles entières devaient dormir dehors, sur des matelas. «C'étaient des conditions de vie inacceptables», dénonce Federico Cellini, de Save the Children, l'une des rares ONG présentes dans l'île.

La semaine dernière, des réfugiés syriens ont fait la grève de la faim, pour accélérer leur transfert vers le continent. Ils ont eu gain de cause. Samedi dernier, il restait toujours 340 personnes au camp. Surtout des Érythréens, dont plusieurs se faufilaient en ville, sous l'oeil tolérant de l'administration du camp.

Dans la minuscule ville de Lampedusa, ils sont partout: dans les rues, les cafés, ou devant le magasin de cartes téléphoniques qu'ils achètent grâce aux habitants de l'île, qui les enregistrent en leur nom - les réfugiés n'ayant pas de papiers d'identité.

Avec tout ce temps à tuer, ceux qui parlent anglais ne se font pas prier pour raconter leurs histoires. Des histoires à donner la chair de poule.

D'Asmara à Lampedusa

Prenez Biniam, 31 ans, enrôlé de force pendant 10 ans dans l'armée érythréenne, où il gagnait 10$ par mois sans aucun espoir d'en sortir. En février 2010, il a traversé illégalement la frontière du Soudan, grâce à des passeurs qu'il a payés 800$.

Il a travaillé pendant deux ans sur un triporteur à Khartoum avant de réunir l'argent nécessaire pour traverser le Sahara jusqu'en Libye. Un voyage horrible, dans un camion sans air, qui est tombé en panne à deux reprises.

«Nos passeurs nous servaient de l'eau coupée avec de l'essence», raconte Biniam. La soif a eu raison de deux bambins, morts pendant le voyage. En Libye, Biniam s'est retrouvé enfermé pendant deux mois dans un entrepôt, avec 200 autres migrants. «Nous étions battus, nous ne recevions qu'un pain par jour.» Pour lui, la traversée de la Méditerranée s'est accomplie sans histoire. Le pire, c'était la Libye.

Et encore, il a échappé à la prison où atterrissent de nombreux exilés, qui ne s'en sortent que moyennant une rançon. Parfois, leurs passeurs partagent les profits du racket avec les policiers libyens.

C'est ce qui est arrivé à Denden, gamin de 14 ans parti en mars d'Érythrée, avec un copain. Arrivés en Libye, ils se sont embarqués une première fois, mais leur bateau est resté en panne pendant 36 heures. Arrêté par la police libyenne, Denden a passé 23 jours en prison, avant de reprendre la mer, au milieu de tirs.

«Je veux aller en Allemagne, pour étudier et travailler», dit Denden, croisé pendant qu'il regardait la télévision qu'un commerçant de Lampedusa allume régulièrement dans sa vitrine, à l'intention des réfugiés.

La porte de l'Europe

Comme Denden, la majorité des réfugiés refuse de rester en Italie qui, malgré l'hospitalité des habitants de Lampedusa, n'a pas la réputation d'être ouverte aux immigrants. La plupart rêvent de la Suède, de la Norvège ou de l'Allemagne.

L'arrivée de dizaines de milliers de réfugiés de la mer «n'est pas seulement un problème pour l'Italie, c'est aussi un problème pour l'Europe», en conclut Umberto Castronovo, officier de la marine italienne.

Après le naufrage du 3 octobre, l'Italie a mis sur pied l'opération Mare Nostrum, destinée à «sauver le plus de vies possible», selon Umberto Castronovo. Une opération qui, d'après l'officier, a besoin de soutien européen.

Car malgré les risques qui guettent les clandestins dans le Sahara, en Libye ou en mer, le flot de réfugiés ne va pas se tarir. «Les gens n'entreprennent pas un tel voyage si ce n'est pas nécessaire», dit Giulia Foghin, du Haut Commissariat pour les réfugiés, à Lampedusa. Et les raisons qui les poussent à partir ne sont pas près de s'épuiser.

L'Érythrée, la Corée du Nord de l'Afrique

Vingt ans après avoir accédé à l'indépendance, l'Érythrée, pays à majorité chrétienne, est devenue l'une des dictatures les plus sanglantes d'Afrique. L'ex-chef rebelle Issayas Afewerki s'est transformé en despote.

Selon Amnistie internationale, ce pays de 6 millions d'habitants compte 10 000 prisonniers politiques, systématiquement torturés. Tous les médias indépendants ont été suspendus. L'Érythrée est de plus en plus isolé et les tensions persistantes avec l'Éthiopie justifient le maintien d'un service militaire à durée illimitée.

«En Érythrée, il y a des soldats partout qui peuvent nous arrêter pour n'importe quelle raison», dit Biniam, ex-soldat érythréen croisé à Lampedusa. Pour lui, «l'Érythrée, c'est la Corée du Nord de l'Afrique».

Les réfugiés de la mer en chiffres

36 000

En 2013, l'Italie a accueilli près de 36 000 réfugiés de la mer, estime le Haut Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR). La majorité vient de la Syrie ou de l'Érythrée, dans la corne de l'Afrique.

90%

Selon le HCR, jusqu'à l'an dernier, 90% des réfugiés de la mer en route vers l'Italie débarquaient dans l'île de Lampedusa. Cette année, 13 360 ont touché terre dans Lampedusa, et 18 140 ont débarqué en Sicile, dont 11 000 dans la seule ville de Syracuse.

58 000

C'est en 2011, année des révolutions arabes, que l'île de Lampedusa, qui abrite une population de 6000 personnes, a accueilli son plus grand nombre de migrants, soit 58 000, sur un nombre total de 62 000 réfugiés ayant atteint l'Italie.

600 000

Les infrastructures d'accueil des réfugiés sont insuffisantes en Italie, selon le HCR. Le gouvernement italien se plaint d'avoir trop de réfugiés sur les bras. «Mais l'Allemagne compte plus de 600 000 réfugiés, alors que l'Italie n'en a accueilli que 64 000», souligne Barbara Molinario, porte-parole du HCR.

5000 $

Le voyage de l'Érythrée à Lampedusa peut coûter jusqu'à 5000$. Il n'existe aucune statistique officielle sur le nombre de clandestins morts en mer, mais des journalistes italiens estiment qu'au moins 4000 réfugiés de la mer ont perdu la vie depuis 2009 en tentant d'atteindre l'Italie.