Les Jeux olympiques de Sotchi permettront au Kremlin d'expérimenter avec la prochaine génération de technologies de surveillance. Athlètes, spectateurs, dignitaires... La collecte de renseignements privés est déjà commencée, explique le journaliste d'enquête moscovite Andreï Soldatov, l'un des rares à dénoncer ces pratiques.

Pour assister aux compétitions olympiques à Sotchi, les spectateurs devront avoir plus que leurs billets valides en main.

Chaque spectateur âgé de 2 ans ou plus aura l'obligation de présenter une accréditation. Pour obtenir ce «laissez-passer du spectateur», on doit s'inscrire sur un site internet du gouvernement russe et donner son nom, sa date de naissance, son adresse, sa photo d'identité, son numéro de passeport ou, pour les enfants russes, son numéro de certificat de naissance.

«Les participants acceptent que les données personnelles qu'ils soumettent soient vérifiées, annonce le formulaire. Fournir des données inexactes peut entraîner l'interdiction d'accéder au site.»

Cette collecte d'information n'est qu'un premier pas, explique en entrevue avec La Presse le journaliste d'enquête russe Andreï Soldatov.

«Courriels, textos, conversations téléphoniques, WiFi, données de géolocalisation: le Kremlin aura accès à toutes les données échangées à Sotchi, dit-il. Le FSB [anciennement le KGB] a déjà installé son matériel chez les opérateurs locaux. Tout signal cellulaire, toute communication est susceptible d'être intercepté et analysé.»

Selon les documents que sa collègue Irina Borogan et lui ont obtenus en analysant la base de données où sont répertoriés les contrats donnés par le gouvernement fédéral russe, Sotchi servira de banc d'essai pour le Kremlin.

«Sotchi est un laboratoire. Par exemple, pour les Jeux olympiques, le FSB va mettre à jour le système de surveillance SORM, qui permet au gouvernement de taper un mot clé et de voir qui, en Russie, utilise ce mot dans ses communications. Ces personnes pourront ensuite être identifiées et suivies davantage.»

Se protéger du terrorisme

Officiellement, les mesures déployées à Sotchi sont justifiées par la prévention du terrorisme. Une affirmation au mieux incomplète, note M. Soldatov.

«Par exemple, on sait déjà qu'il y aura des drones en permanence dans le ciel de Sotchi. Les drones ne sont pas utiles pour prévenir le terrorisme. En revanche, ils sont très utiles pour suivre les mouvements de foule, pour suivre des manifestants.»

Après les Jeux, les technologies utilisées pour surveiller les foules ou intercepter les communications pourront être déployées ailleurs sur le territoire russe, dit-il. «Cela donne aux autorités l'occasion de mener une expérience concrète avec les plus récentes technologies.»

Journaliste publié dans Wired et The Guardian, Andreï Soldatov est cofondateur du site d'enquête Agentura.ru, qui se présente comme «le chien de garde qui surveille les services secrets» russes. Il a déjà travaillé au journal Novaïa Gazeta, où six journalistes ont été tués durant ses 20 années d'existence.

Faire comme les États-Unis?

Le gouvernement américain et des gouvernements occidentaux sont sous les projecteurs depuis des mois, après les révélations des documents de la National Security Agency (NSA) par le délateur Edward Snowden. Les Russes font-ils tout simplement la même chose que les Américains?

«L'Occident possède une structure pour critiquer les abus. En Russie, par contre, personne n'est là pour rappeler le gouvernement à l'ordre. Le gouvernement fait ce qu'il veut, il n'y existe pas d'institutions indépendantes», souligne M. Soldatov.

Le débat sur la sécurité et la vie privée n'a pas lieu en Russie, dit-il. C'est un des legs de l'ère de l'Union soviétique: les gens s'attendent à ce que le gouvernement les espionne.

«Très peu se plaignent. Se plaindre, c'est attirer l'attention sur soi, c'est montrer qu'on a quelque chose à cacher.»

Le Kremlin, souligne-t-il, est passé maître dans l'art de jouer sur les peurs des Russes. «Il y a quelques années, quand le gouvernent a commencé à bloquer et à filtrer l'internet, les autorités ont dit que c'était pour protéger les enfants, pour qu'ils ne soient pas exposés à des obscénités. C'est un bon argument en Russie. Critiquer cette mesure, c'est donc se ranger du côté des pédophiles. Il n'y a eu aucun débat.»