Interdire les foulards islamiques dans les garderies? Une garderie française a tenté l'expérience. Mais la justice vient de trancher: elle n'avait pas le droit d'interdire le voile. Indignés, les défenseurs de la laïcité sont montés au front. Neuf ans après avoir chassé les symboles religieux ostentatoires des écoles publiques, une majorité de Français veut aller plus loin. Autopsie d'une crise qui n'en finit plus.

«Le moment est grave, nous sommes dans une heure de vérité où la laïcité en France doit absolument être consolidée et réaffirmée, faute de quoi elle subira un recul dramatique.»

Quelle catastrophe a poussé une soixantaine de personnalités françaises, dont le philosophe Alain Finkielkraut et le fondateur de SOS Racisme, Harlem Désir, à signer la pétition qui s'ouvre sur ce sombre préambule?

C'est un jugement rendu au printemps concernant la crèche Baby Loup, à Chanteloup-les-Vignes, en banlieue de Paris. La garderie est plantée en plein coeur d'un quartier de HLM surnommé La Noé. Des bâtiments blancs de trois ou quatre étages, des aires de jeu, des parkings. Et des portraits géants de poètes à l'ombre desquels des gamins jouent au soccer.

«Nous, c'est en face d'Arthur Rimbaud», explique Vanessa Vasseur, directrice adjointe de la garderie, alors que j'erre dans le labyrinthe de La Noé.

Depuis sa création, il y a 20 ans, Baby Loup poursuit un projet unique: accueillir les enfants à toute heure du jour et de la nuit, pour aider les parents qui travaillent à des horaires irréguliers. Près de la moitié d'entre eux vivent sous le seuil de la pauvreté. Et le tiers sont des mères seules.

Depuis ses tout premiers pas, l'établissement adhère au principe de la laïcité. «Nous garantissons la neutralité politique, confessionnelle et philosophique», résume sa fondatrice, Natalia Baleato.

Quand elles sont au travail, les employées de Baby Loup doivent ranger leurs symboles religieux. Et dans cette cité, qui dit signe religieux dit foulard islamique, dans toutes ses déclinaisons.

Il y a quatre ans, une monitrice, Fatima Afif, a décidé de défier l'interdit. Elle s'est présentée au boulot couverte d'un tchador sombre. La direction lui a montré la porte. La jeune femme s'est adressée aux tribunaux. Et le 19 mars, elle a fini par avoir gain de cause.

Même si la crèche Baby Loup reçoit des fonds publics, c'est un organisme privé. Elle n'est donc pas soumise à l'obligation de neutralité. En forçant ses employées à retirer leur voile, elle a fait preuve de discrimination, a tranché la Cour de cassation.

Cette décision a eu l'effet d'un séisme. À la garderie. À Chanteloup-les-Vignes. Et dans toute la France.

Au coeur de la tempête

Pendant les quatre années de guerre juridique avec Fatima Afif, les responsables de Baby Loup ont pris l'habitude d'être montrés du doigt à La Noé. Mais dès le lendemain du verdict, ils se sont retrouvés dans la ligne de mire de leurs propres clients.

«Du jour au lendemain, des parents nous ont demandé de ne plus servir de pâtes carbonara aux enfants, parce qu'elles contiennent du jambon», raconte Vanessa Vasseur. D'autres ont demandé que les petits musulmans soient regroupés et reçoivent un menu halal.

«Nous voulons offrir un espace commun où l'on ne demande pas à chacun d'où il vient. Si je dois séparer les enfants en fonction de leur religion, mon travail n'a plus de sens», s'insurge Natalia Baleato.

Et puis, il y a eu des insultes, des carrosseries rayées. Le climat est devenu intenable. Alors, Baby Loup a décidé de plier bagage. Cette semaine, elle prépare sa toute dernière rentrée. En décembre, elle déménagera dans une ville voisine.

Réfugiée chilienne, Natalia Baleato est arrivée à Chanteloup-les-Vignes pleine d'idéaux. Elle en repart avec amertume.

Le quartier a changé au fil des ans. Au début, les femmes étaient coquettes, maquillées. «On a vu apparaître des voiles de plus en plus longs, de plus en plus sombres.»

Et puis, le bureau de poste, le commissariat, la caisse d'assurance maladie ont peu à peu déserté le quartier, qui s'est refermé sur lui-même, comme une huître. «C'est devenu impossible de garder nos valeurs», déplore Mme Baleato.

Laïcité pervertie

Une loi ratissant plus large, soumettant les garderies aux exigences de la laïcité, aurait-elle empêché la débâcle de Baby Loup?

C'est ce que pensent les responsables de la garderie, qui estiment avoir été victimes d'une distinction juridique artificielle. Pourquoi le voile est-il interdit à l'école d'en face et pas chez eux? Ils ne comprennent pas.

Ils font partie des 84 % de Français qui souhaitent que la loi de 2004, qui avait chassé le foulard islamique des écoles publiques, soit élargie.

En janvier 2012, le Sénat a adopté un projet de loi en ce sens. Mais il y a eu des élections et l'initiative est tombée à l'eau. Un député de l'UMP, Éric Ciotti, a voulu aller encore plus loin, avec une initiative prévoyant étendre la laïcité au secteur privé. Début août, l'hypothèse de l'interdiction des signes religieux à l'université a agité l'opinion publique.

Sauf que ces tentatives sont autant de coups d'épée dans l'eau, selon Sophie Latraverse, directrice du département Expertise et affaires judiciaires au Défenseur des droits - version française de notre Commission des droits de la personne.

Car la France est soumise à l'autorité de la Cour européenne des droits de l'homme, qui ne badine pas avec la discrimination.

«La pression populaire est très forte. Mais quand le législateur regarde le dossier de près, il se rend compte que sa marge de manoeuvre est très étroite.»

Cette Québécoise d'origine s'attend à ce que sous la pression, le gouvernement opère quelques changements micro scopiques. Pas plus.

Raison de plus pour arrêter de créer des polémiques autour du voile, fait valoir Samy Debah, président du Collectif contre l'islamophobie en France.

Il dit souscrire au modèle original de laïcité française. Mais au fil des ans, ce modèle a été «perverti», selon lui.

«La laïcité de 1905 visait tout le monde. Aujourd'hui, elle ne vise plus que les musulmans.» Tandis que les polémiques récurrentes, récupérées tant par la droite que par la gauche, alimentent l'islamophobie.

«On s'acharne sur les femmes voilées, alors que dans nos communautés, il y a des problèmes beaucoup plus importants, comme le chômage», souligne Zouhair Harnoufi, président de l'association de la mosquée Oqba, à Chanteloup-les-Vignes.

Conclusion? Le «modèle français» est complexe. Il évolue à tâtons sur un terrain miné. Et il est loin, très loin, d'avoir réglé tous les problèmes.

L'évolution au fil des ans

1905: La France adopte une loi assurant la séparation de l'Église et de l'État.

1989: Premiers cas de lycéennes voilées exclues des classes.

2004: Adoption de la loi qui interdit les signes religieux ostensibles dans les écoles et les lycées.

2011: Adoption d'une loi qui interdit de porter le voile intégral dans tout lieu public.

Mars 2013: La Cour de cassation rend deux jugements touchant le foulard islamique. Dans un cas, elle donne raison à une caisse d'assurance maladie qui a congédié une employée voilée. Raison: l'organisme est doté d'une mission de service public. Dans le second cas, le tribunal annule le congédiement de l'employée d'une crèche pour cause de port de voile et juge ce licenciement excessif, parce qu'il s'agit d'un organisme privé.

Août 2013: Les opinions s'enflamment après la publication d'un avis du Haut conseil à l'intégration recommandant d'étendre l'interdiction des signes religieux ostentatoires à l'université.