Dans la nuit de vendredi à samedi, alors que les policiers sont intervenus manu militari pour disperser les manifestants au centre-ville d'Istanbul, que diffusait CNN Turk, une des grandes chaînes de nouvelles continues de la Turquie? Un documentaire de trois heures sur la vie sexuelle des pingouins.

Le lendemain, au moment où les policiers se retiraient de la légendaire place Taksim et que les manifestants revenaient à la charge, dénonçant la dérive autoritaire du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, une autre chaîne a mis en ondes un autre documentaire - cette fois sur la vie d'Adolf Hitler.

Le même scénario s'est répété sur toutes les grandes chaînes de télévision. Et dans la majorité des journaux du pays. «Dans les médias turcs, il y a eu un black-out de l'information sur les manifestations pendant les deux premiers jours», note Ragip Duran, journaliste et expert des communications à l'Université Galatasaray. «La plupart des médias appartiennent à de grands entrepreneurs qui sont à la tête de conglomérats et qui sont dépendants du gouvernement turc pour faire des affaires. Ceux qui ont voulu tenir tête au gouvernement dans le passé l'ont payé cher», explique M. Duran. Il donne en exemple le groupe Dogan, qui a eu maille à partir avec le ministère de la Finance après avoir ouvertement critiqué le gouvernement dans ses médias.

Médias sociaux à la rescousse

Mais le silence des grands médias au cours des derniers jours n'a pas empêché l'information de circuler partout sur la planète. Autant les médias étrangers que les médias sociaux ont diffusé des images et de l'information sur la première manifestation, qui visait à sauver les arbres du parc Gezi, tout près de la place Taksim, et sur la répression policière qui a suivi.

Depuis lundi, les médias turcs se sont joints au bal. Mais nombre de manifestants ne pardonnent pas aux grands médias et à leurs journalistes de ne pas avoir fait leur travail pendant que les fusils à eau et les gaz lacrymogènes étaient utilisés pour disperser les manifestants.

Au cours des derniers jours, au moins trois médias ont été la cible des manifestations. Lundi midi, des travailleurs ont profité de leur heure de lunch pour faire entendre leur mécontentement devant la chaîne NTV. «Médias vendus!», scandaient les protestataires.

Ils ont répété la même action devant les chaînes Star et Haberturk. «La chaîne Haberturk est située directement sur la place Taksim, où se déroulent les plus grandes manifestations, et ils n'ont rien diffusé pendant les deux premiers jours. Quand ils ont commencé la diffusion, c'était pour mettre en ondes une entrevue avec le premier ministre», relève Ragip Duran, qui écrit notamment pour le journal français Libération.

Journalistes ciblés

De son côté, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) s'inquiète de voir les journalistes pris entre l'écorce des manifestations et l'arbre gouvernemental. Des journalistes ont été blessés lors de leur couverture des événements. «Nous demandons à la police turque de s'assurer que les journalistes qui couvrent ces événements importants puissent faire leur travail sans être attaqués ou contraints», a écrit hier, dans un communiqué de presse, la coordonnatrice du CPJ pour l'Europe et l'Asie centrale, Nina Ognianova.

Prison de journalistes

Au cours des dernières années, le gouvernement conservateur pro-islamique de Recep Tayyip Erdogan a maintes fois été critiqué après avoir mis derrière les barreaux des journalistes critiques par rapport à son gouvernement ou ses collaborateurs. Cette semaine, dans la foulée des manifestations, M. Erdogan a vertement critiqué les utilisateurs des médias sociaux, les qualifiant de «pire menace à la société».

Dans le but de calmer les ardeurs des manifestants, le vice-premier ministre de la Turquie, Bulent Arinc, a offert hier les excuses du gouvernement pour la force excessive utilisée par les forces policières au cours des derniers jours. Il rencontrera aujourd'hui un groupe d'opposants qui est à l'origine du déversement de colère. Malgré ces excuses, des milliers de personnes sont redescendues dans les rues, tant à Istanbul qu'à Ankara, la capitale du pays. L'Association turque des droits de l'homme estime que 3300 personnes ont été arrêtées au cours des quatre premiers jours de manifestations. Au moins 1300 personnes ont été blessées.