Tandis que le Québec met le holà sur la production d'amiante, la justice française s'interroge sur l'utilisation de ce produit, permise par les autorités publiques sur le territoire national jusqu'en 1997. L'exercice pourrait mener à la mise en accusation de plusieurs anciens hauts responsables soupçonnés d'avoir négligé les mises en garde sanitaires, relate notre journaliste.

Le dossier de l'amiante débouchera-t-il en France sur l'inculpation de plusieurs hauts responsables de l'État comme l'a fait le scandale du sang contaminé?

Le scénario, que les associations de victimes de l'amiante appellent de leurs voeux depuis longtemps, pourrait se concrétiser prochainement après des années d'enquête et risque de toucher au moins une personnalité politique connue.

La juge d'instruction chargée du dossier, Odile Bertella-Geoffroy, souhaite notamment mettre en examen pour «homicides involontaires» l'ex-première secrétaire du Parti socialiste Martine Aubry, pour son rôle comme directrice des relations du travail au ministère du Travail, dans les années 80.

Selon le quotidien Le Figaro, Mme Aubry se voit notamment reprocher d'avoir transposé trop tardivement une circulaire européenne de 1983 destinée à réduire l'empoussièrement dans les usines.

La politicienne a été convoquée en octobre par la magistrate, mais a évoqué un problème d'horaire pour reporter la rencontre, qui doit avoir lieu mardi prochain.

Cette semaine, ses avocats ont fait savoir qu'ils entendaient présenter des requêtes en nullité pour contester toutes les mises en examen «qui ont été ou qui pourraient être prononcées» contre elle. D'autres anciens hauts fonctionnaires des ministères du Travail et de la Santé entendent en faire autant.

Les avocats se sont dits «stupéfaits de voir que ceux qui ont consacré la plus grande partie de leur vie à protéger les droits de nos concitoyens soient mis en examen ou susceptibles de l'être, et non entendus comme témoins».

L'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) se félicite pour sa part des derniers développements dans ce dossier.

«Après 16 ans d'instruction, il serait temps qu'en France, les pouvoirs publics fassent enfin preuve de leur détermination à voir tous les responsables de cette catastrophe rendre des comptes à la justice», relève l'organisation.

Marc Hindry, administrateur d'Andeva, note que la justice française a longtemps traîné les pieds. L'affaire a d'abord été confiée, dit-il, à des magistrats surchargés ou peu intéressés par les questions de santé publique avant d'être prise en charge par Mme Bertella-Geoffroy au sein d'un pôle d'enquête consacré à ce type de question.

Les difficultés multiples qu'elle a dû surmonter pour faire avancer l'enquête témoignent, selon lui, du fait qu'il n'y a «au minimum aucune volonté» sur le plan politique de la voir réussir.

Pas de volonté politique

«Dans un pays où l'on fait une enquête dès qu'il y a un mort sur la route, il est quand même bizarre de constater qu'il n'y a pas de volonté de la part des autorités de faire la lumière sur une affaire qui a fait entre 40 000 et 50 000 morts», dit-il.

M. Hindry, qui enseigne à l'Université Jussieu, établissement où plusieurs personnes ont été victimes d'une forte exposition à l'amiante, ne s'attendait pas à ce que l'enquête mène à une mise en cause de Martine Aubry, mais il ne s'en étonne pas.

L'ancienne haute responsable a joué un rôle important dans la mise sur pied d'un fonds d'indemnisation pour les victimes de l'amiante. Elle était néanmoins en poste, dit-il, à un moment-clé dans les années 80 où la France ne faisait «rien» pendant que plusieurs autres pays s'inquiétaient du produit.

«Il est tout à fait normal que la juge veuille l'entendre pour comprendre pourquoi les autorités n'ont rien fait», souligne M. Hindry, qui espère voir un procès ciblant des responsables publiques se concrétiser d'ici «deux ou trois ans».

L'enquête cible aussi une demi-douzaine d'anciens membres du Comité permanent amiante, un comité mixte qui a tout fait dans les années 80, au dire d'Andeva, pour prolonger l'utilisation du produit malgré les risques.

Les militants de l'organisation se disent encouragés par la condamnation cette année, en Italie, de deux hauts responsables d'une firme, Eternit, qui produisait de l'amiante-ciment. Des peines de prison de 16 ans fermes leur ont été imposées pour la mort «volontaire» de 3000 personnes indûment exposées à l'amiante.

Les développements juridiques en cours en France et en Italie inspirent les militants canadiens opposés à l'amiante comme Kathleen Ruff, qui n'exclut pas de voir de hauts responsables canadiens amenés un jour devant les tribunaux.

Les gouvernements québécois et fédéral, de concert avec les industriels de l'amiante, ont minimisé, selon elle, les risques posés par l'usage du produit et devraient rendre des comptes à ce sujet.

«Rien ne va changer si les gens ne sont pas tenus responsables de ce qu'ils ont fait», affirme la militante, jointe à Vancouver.