L'Union européenne envisage d'abolir un fonds d'aide qui soutient «les plus pauvres des pauvres» à l'échelle du continent. Cette mesure est d'autant plus choquante qu'elle survient au moment où les pays membres mobilisent des centaines de milliards d'euros pour renflouer les banques, dénonce un regroupement d'organisations humanitaires.

La scène se déroule dans un restaurant branché de Berlin, Paris ou Barcelone. Trois jeunes dans le vent s'acharnent sur leur assiette, portant à la bouche des mets qu'on imagine succulents tant la satisfaction des convives semble grande. Seul hic: les plats sont vides.

Le trio immortalisé sur vidéo s'adonne à l'air food, dérivé de l'air guitar, ce singulier exercice dans lequel des aspirants-musiciens se déchaînent sur scène comme s'ils avaient en main un véritable instrument.

Les repas avec de la nourriture imaginaire figurent au coeur d'une campagne de sensibilisation d'apparence ludique destinée à attirer l'attention du public et des médias sur un sujet des plus sérieux: l'avenir du Programme européen d'aide aux plus démunis (PEAD).

Le site theairfoodproject.com invite les citoyens du continent à écrire aux élus pour s'opposer à sa disparition projetée. Mais aussi à produire leur propre vidéo de repas imaginaire pour alimenter le mouvement.

Le fonds d'aide européen, doté d'un budget annuel de 500 millions d'euros, permet de nourrir près de 20 millions de personnes démunies à l'échelle du continent. Il sera annulé à la fin de 2013 si un groupe de pays mené par l'Allemagne obtient gain de cause.

La mise au rencart du PEAD aurait des répercussions importantes en France, où plusieurs organisations humanitaires venant en aide aux plus démunis dépendent largement de la nourriture achetée et distribuée par son entremise.

«Si l'aide européenne s'arrête, il va y avoir des gens qui vont mourir de faim dans notre pays», martèle en entrevue le président du Secours populaire français, Julien Lauprêtre, qui ne décolère pas contre l'Allemagne.

«Je pense qu'on est aux prises avec une forme odieuse de nationalisme qui n'a rien à voir avec l'intérêt général européen. Leur idée est que chaque pays doit s'occuper de ses pauvres», dénonce-t-il.

La disparition du fonds est envisagée avec appréhension par Alain Chetaille, qui chapeaute un centre de distribution alimentaire du Secours populaire dans le 18e arrondissement, au nord de Paris.

«L'Union européenne, c'est la solidarité maximale à l'égard des banques et aucune solidarité à l'égard des personnes», s'indigne-t-il.

Seules les familles disposant de moins de 6 euros par jour et par personne, une fois le loyer et les charges courantes payés, peuvent réclamer de l'aide alimentaire auprès du centre. Au total, environ 4000 ménages sont ainsi pris en charge et des milliers d'autres sont refusés, faute de moyens.

«Ici, ce sont les pauvres des pauvres», souligne M. Chetaille, qui a répondu vendredi matin aux questions de La Presse tout en veillant à la bonne conduite d'une séance de distribution de nourriture.

Des dizaines de femmes, plusieurs accompagnées de jeunes enfants, et quelques hommes patientaient pour accéder aux tables où leur étaient remises des rations prédéfinies de lait, de fromage, de semoule ou de légumes.

Magdy, père de trois jeunes enfants, était venu avec sa femme. «Elle ne travaille pas. Et moi, je travaille un peu, seulement quelques heures, dans une pizzeria», a-t-il murmuré.

«C'est ma première fois», a ajouté l'homme de 52 ans, qui est venu du 13e arrondissement, dans le sud-est de la capitale.

Le retrait de l'aide européenne serait une «catastrophe» pour le Secours populaire et ses habitués, dit M. Chenaille, puisque 60% de la nourriture distribuée est liée au PEAD. Le reste vient d'un programme d'aide français, de dons et de collectes.

«On ne pourrait jamais remplacer le manque à gagner avec des collectes. Ou en sollicitant plus de dons. Il y a des limites à ce que les gens sont prêts à donner», souligne le gestionnaire, qui doute de la volonté du gouvernement français de prendre le relais si le fonds européen disparaît.

En Allemagne, explique-t-il, les banques alimentaires sont généralement chapeautées par les Églises qui tirent un revenu considérable de l'impôt qui leur est réservé. Le pays contribue au fonds européen, mais n'en tire aucune somme.

«C'est une décision politique de leur part. Ils pourraient très bien recevoir de l'argent du fonds s'ils le voulaient», indique M. Chetaille.

Le Secours populaire dit avoir acquis des contacts avec des organisations d'aide allemandes, qui sont aussi aux prises avec une hausse de la pauvreté en raison de la crise économique touchant le continent.

Julien Lauprêtre espère que le réseautage en cours et la campagne de sensibilisation porteront leurs fruits et pèseront sur les discussions qui se tiendront «dans les méandres» des institutions européennes au cours des prochains mois.

En attendant, vidéos et initiatives d'air food se multiplient. Le Secours populaire entend tenir la semaine prochaine un «banquet» regroupant 200 personnes. Un autre groupe annonce un repas avec un menu sans nourriture incluant... des coquilles d'escargots vides.