Le procès de l'auteur du putsch militaire de 1980 en Turquie, Kenan Evren, et d'un autre membre de sa junte, Tahsin Sahinkaya, s'est ouvert mercredi à Ankara, une procédure sans précédent en Turquie où l'armée a pris le pouvoir à trois reprises depuis 1960.

Les deux hommes, très âgés et malades, n'ont pas comparu à la première audience de leur procès où ils sont accusés de «crimes contre l'État» pour ce coup de force, qui s'était soldé par une cinquantaine d'exécutions et des centaines de milliers d'arrestations.

Devant le palais de justice, plusieurs centaines de manifestants, réunis principalement à l'appel de petits partis de gauche, réclamaient justice pour les victimes du putsch.

«La conscience des putschistes devant la justice!», pouvait-on lire sur une banderole déployée par les manifestants, dont certains portaient aussi des portraits de camarades tués en prison.

L'audience -la première à juger des auteurs de putsch en Turquie- a débuté en présence de plusieurs députés de partis actuellement représentés au Parlement turc, et qui se sont portés parties civiles contre les auteurs du coup d'État, a constaté l'AFP.

Affirmant agir au nom de la défense des principes de la République turque instaurés par Mustafa Kemal Atatürk, les militaires ont par trois fois, en 1960, 1971 et 1980, renversé des gouvernements élus. Ils ont aussi chassé du pouvoir un gouvernement islamiste, en 1997.

Le coup d'État du 12 septembre 1980 fut le plus sanglant: des centaines de milliers de personnes arrêtées, environ 250 000 inculpées, cinquante détenus exécutés, des dizaines d'autres morts en prison sous la torture. Des dizaines de milliers de Turcs se sont exilés.

«Je suis ici pour dire qu'on a pas oublié. Je veux que ce procès ne soit pas une procédure de façade», a déclaré à l'AFP Ali Imer, 56 ans, qui affirme avoir été emprisonné durant quatre ans et torturé pendant 87 jours à la prison de Malatya (est) parce qu'il appartenait à une organisation de gauche.

Pour de nombreux observateurs, l'enjeu de ce procès sera de juger, au-delà du putsch lui-même, toutes les violations massives des droits de l'homme qui l'ont accompagné.

Car pour l'heure, Kenan Evren, 94 ans, et Tahsin Sahinkaya, 86 ans, ne sont poursuivis que pour «renversement de l'ordre constitutionnel par la force», même s'ils encourent déjà à ce titre la réclusion criminelle à perpétuité.

«Les tortionnaires de ce coup d'État sont toujours à l'extérieur. Il faut qu'eux aussi répondent de leurs actes devant la justice. Sinon, la justice ne sera pas faite», a déclaré devant le tribunal Sezgin Tanrikulu, vice-président du parti d'opposition CHP.

«Au vu des preuves déjà dans l'acte d'accusation, le procureur d'Ankara doit aussi enquêter sur l'autorisation au plus haut niveau d'une politique de torture», a déclaré dans un communiqué diffusé mercredi l'ONG Human Rights Watch, qui appelle aussi à poursuivre un «vaste réseau de personnels militaires, policiers, fonctionnaires et docteurs impliqués dans la torture».

Pendant longtemps, Kenan Evren, qui a présidé la Turquie de 1982 à 1989, et ses comparses ont été protégés contre toute poursuite judiciaire, mais après une modification de la Constitution en septembre 2010, voulue par le Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) au pouvoir, cette immunité a été supprimée.

Le procès s'inscrit dans une lutte de pouvoir entre l'armée et l'AKP, qui s'efforce depuis plusieurs années de réduire l'influence politique des militaires tandis que l'opposition pro-laïcité l'accuse de vouloir islamiser en catimini la société turque.

Plusieurs procès sont en cours concernant des accusations de tentatives de putschs, qui ont conduit des centaines de suspects, dont de nombreux militaires de haut rang, sur les bancs des accusés.