Quand il passe devant le Théâtre de la Doubrovka, qui présente aujourd'hui un spectacle de patinage artistique, Aleksei Ivashchenko ne peut oublier qu'il y a passé les meilleurs et les pires moments de sa vie.

C'est dans ce théâtre tout ce qu'il y a de plus soviétique, jumelé à une usine de fil de fer pendant l'ère communiste, que le chanteur populaire a connu le plus grand succès de sa carrière. La première comédie musicale russe, Nord-Ost, qu'Aleksei Ivashchenko a composée avec son ami Georgi Vassiliev en 2001, y a tenu l'affiche pendant près de 400 représentations. À guichets fermés la plupart du temps.

Le succès en a surpris plus d'un. Habituée aux ballets et aux opéras du Bolchoï, l'intelligentsia russe regardait de haut les comédies musicales, qualifiées à l'époque de «McDonald de la culture». Mais le marché, qui a repris ses droits avec la chute de l'URSS, a donné raison au duo de compositeurs.

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Le conte de fées s'est terminé brutalement quand la guerre de Tchétchénie - qui avait déjà fait des dizaines de milliers de morts dans le Caucase - a décidé de s'immiscer dans le spectacle.

Un groupe de terroristes tchétchènes a fait irruption sur scène dans la nuit du 23 octobre 2002, prenant en otage les artisans du spectacle et quelque 800 spectateurs. Le metteur en scène, qui se trouvait à l'arrière-scène a réussi à s'enfuir avec une poignée d'acteurs. Aleksei Ivaschenko s'en est tiré avec une jambe cassée.

Lorsque La Presse l'a rencontré pour la première fois, il manifestait en béquille devant le théâtre toujours assiégé, demandant aux autorités russes d'intervenir avec retenue. La nuit suivante, une unité des forces spéciales intervenait. Diffusant dans le théâtre un gaz toujours non identifié, le commando a tué les 39 rebelles tchétchènes. Et 131 otages. Une vingtaine d'entre eux étaient des artistes du spectacle. Deux, des enfants acteurs.

«Ma fille, qui n'avait que 11 ans, a perdu deux de ses meilleurs amis. Pour nous, c'est un drame très, très personnel. C'est impossible pour moi de l'analyser», dit doucement Aleksei Ivashchenko lorsqu'on lui demande s'il considère que la réaction des autorités russes à cet incident n'a pas été un tournant dans l'histoire de son pays. Un retour aux méthodes soviétiques du KGB. La fin de la démocratie russe.

À Moscou, chaque année, une manifestation est organisée à la mémoire des victimes. Chaque année aussi, les familles des disparus demandent des comptes aux autorités russes. Aleksei Ivashchenko refuse de se joindre à la campagne pour obtenir une enquête sur les circonstances de l'intervention ordonnée par Vladimir Poutine, alors président.

«J'ai fait le spectacle. Ça, c'est moi. Ce n'est pas moi par contre qui ai pris les gens en otage ni moi qui ai décidé d'entrer dans le théâtre par la force. Je ne suis pas responsable de ça», précise-t-il, en ne cachant pas qu'il déteste parler de ce sujet 100 fois ressassé depuis les jours fatidiques d'octobre 2002.

Pour exorciser le sort à sa façon, quatre mois après le drame, le metteur en scène et son partenaire d'affaires - connus tous les deux pour leur talent de chansonniers depuis les années 80- ont décidé de reprendre la production de Nord-Ost, dans le même théâtre. «Pour nous, c'était nécessaire de le faire. Nous n'en avons pas parlé, mais nous avions tous le même désir», se souvient aujourd'hui Aleksei Ivashchenko. Tous les artistes qui ont survécu à la prise d'otages sont revenus.

Le public, lui, a été plus réticent. Après trois mois de représentations décevants à Moscou, Nord-Ost a fait une grande tournée russe. Pour finalement prendre sa retraite, 10 ans après sa création.

Aleksei Ivashchenko ne regrette rien. «Pour moi, ça a fait partie de la guérison», dit-il.

La cicatrice qu'il en a gardée est pourtant toujours visible, dans ses yeux tristes et ses paroles hésitantes. Une cicatrice qu'arbore aussi la Russie après avoir balayé sous le tapis le conflit civil de la Tchétchénie. «Nous sommes au début d'un long processus, concède Aleksei Ivashchenko. Vingt ans après la chute du communisme, nous n'en sommes encore qu'au tout début de la transition».

* La petite histoire: j'ai rencontré Aleksei Ivashchenko en octobre 2002 pendant la prise d'otages du théâtre de la Doubrovka par un groupe de terroristes tchétchènes. Une jambe cassée, le metteur en scène de la comédie musicale Nord-Ost, interrompue par les rebelles armés, manifestait pour demander aux forces spéciales russes de ménager la vie des otages lors d'une éventuelle opération de sauvetage.