«C'est encore une fille». Roza, une mère de trois fillettes, est en larmes et supplie le médecin de cet hôpital de Tirana de l'aider à avorter, redoutant déjà la colère de son mari. Une scène qui n'est pas si rare en Albanie.

Roza est dans son quatrième mois de grossesse, mais elle se dit prête à risquer sa vie pour ne pas mettre au monde ce bébé.

«La dernière fois, mon mari a failli me tuer, tellement il était violent quand il a appris que je ne pourrais pas lui donner un garçon. Ma belle-mère aussi», confie cette femme de 28 ans, qui ne cache pas son désespoir.

Le futur père entre dans la pièce et apprend la nouvelle. Il ne cache pas sa fureur, parle de chasser sa femme et ses filles du foyer, et apostrophe le médecin: «vous êtes sûr? Dans ma famille, on n'a que des garçons...»

Cet incident, auquel l'AFP a pu assister, de nombreux médecins albanais reconnaissent en avoir été témoins, reflétant des schémas traditionnels toujours très ancrés dans les mentalités du pays.

L'écart se creuse à la naissance entre filles et garçons dans des pays d'Asie, comme la Chine et l'Inde, qui forment 40% de la population mondiale, ou le Pakistan ou le Vietnam, en raison des infanticides de filles et des avortements sélectifs de foetus féminins.

Les échographies permettant de connaître (quoique sans certitude) le sexe de l'enfant à naître, en se répandant depuis les années 80, ont accru le phénomène.

Mais cette tendance existe aussi dans les pays du Caucase (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan) et en Albanie, qui aspire à rejoindre l'Union européenne, selon le Conseil de l'Europe.

«Les familles albanaises, traditionnellement, préfèrent les garçons aux filles pour deux raisons principales: la perpétuation du nom de famille et l'idée que les garçons, devenus adultes, seront des soutiens de famille», relevait en 2005 un rapport réalisé pour le compte du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

«Une fille est perçue parfois comme un lourd fardeau», notamment dans certaines régions rurales, confirme l'anthropologue Aferdita Onuzi.

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) s'est inquiétée le mois dernier des «proportions inquiétantes» de l'écart entre les naissances de filles et de garçons dans le pays.

Le ratio naturel est en moyenne de 105 garçons pour 100 filles. Mais en Albanie, il s'établit actuellement à 112 garçons pour 100 filles, a indiqué la parlementaire suisse Doris Stump dans un rapport publié en octobre.

Des chiffres contestés par les autorités albanaises qui parlent d'un taux de 100 filles pour 101 garçons.

L'avortement, légalisé en Albanie à la veille de la chute du régime communiste, au début des années 90, est autorisé jusqu'à la douzième semaine de grossesse. Un rapport signé par trois médecins est ensuite nécessaire pour un avortement thérapeutique, censé être réservé aux cas d'anomalie du foetus ou de danger pour la mère.

Depuis 2002, la législation spécifie que la sélection prénatale en fonction du sexe est interdite, expliquent les autorités albanaises. Doris Stump déplore toutefois qu'aucune sanction ne soit prévue pour sanctionner les infractions à la loi.

Dans les hôpitaux, «tout est strictement contrôlé», assure à l'AFP le ministre albanais de la Santé, Petrit Vasili. Le ministre assure que la préférence pour des garçons se manifeste surtout dans les régions rurales, mais qu'elle «n'a influencé en rien la démographie albanaise».

«Certains de ces avortements sont pratiqués dans des cliniques privées ou parfois chez des particuliers qui ne disposent d'aucune autorisation pour le faire», reconnaît toutefois Rubena Moisiu, directrice de l'hôpital spécialisé dans l'obstétrique Koço Glozheni à Tirana.

Elle préfèrerait que les médecins ne révèlent pas aux parents le sexe de l'enfant.

À 15 euros (21$), une échographie est à la portée de tous, quand un avortement en clinique privée coûte 150 euros (210$).

Dans une résolution adoptée à la suite du rapport de Doris Stump, l'APCE a appelé l'Albanie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie, membres du Conseil de l'Europe, à enquêter sur «les causes et les raisons» de ce phénomène et à collecter des «données fiables» pour mieux le cerner.

Doris Stump déplore en effet que les données soient encore insuffisantes.

Les quatre pays sont également appelés à sensibiliser l'opinion publique et le corps médical sur la question.

Selon des experts, le déséquilibre entre femmes et hommes va affecter la démographie, provoquer un recul de la natalité, encourager le trafic de femmes et provoquer insatisfaction et violence chez des hommes qui ne trouvent pas à se marier.