Dans la petite salle de classe d'une école primaire de la banlieue de Basaksehir, un scrutateur dans la jeune vingtaine déroule solennellement chacun des bulletins de vote de la boîte de scrutin. Sept fois sur dix, il annonce un vote pour le Parti justice et développement. «AK Parti», répète-t-il comme un leitmotiv.

Assis au premier rang des observateurs, Ihsan Imrak blêmit. Il s'attendait à ce que l'AKP, parti pro-islamique au pouvoir depuis 2002, s'en tire bien dans ce quartier conservateur, mais il craint maintenant le pire. «Si l'AKP obtient la majorité absolue à ces élections parlementaires, le parti va faire ce qu'il veut avec ce pays», se désolait-il, hier, alors qu'il compilait les résultats d'un candidat indépendant, affilié à un parti pro-kurde.

Le «cauchemar» d'Ihsan Imrak - partagé par plusieurs électeurs rencontrés aux quatre coins d'Istanbul, hier - n'aura finalement pas eu lieu.

Même si, selon les résultats préliminaires des élections, le premier ministre sortant, Recep Tayyip Erdogan, et son parti, l'AKP, ont obtenu plus de 50,3% du suffrage, ils n'ont pas atteint l'objectif qu'ils s'étaient fixé: mettre la main sur les deux tiers des sièges du Parlement, soit 367 sièges. Hier, au moment de mettre sous presse, l'AKP était en voie de remporter 326 sièges, devenant ainsi le premier parti à obtenir un troisième mandat majoritaire en un demi-siècle.

L'enjeu constitutionnel

La majorité absolue aurait permis au premier ministre de modifier la Constitution du pays sans avoir à se soucier des partis de l'opposition.

Héritage du coup d'État militaire de 1980, la Constitution turque fait l'unanimité contre elle. Au cours de la campagne électorale, l'AKP, tout comme son principal rival, le Parti de la république du peuple (CHP), a répété ad nauseam qu'il était temps pour la Turquie de tourner le dos à cette constitution militaire, qui confère beaucoup de pouvoir à l'armée, pour la remplacer par une constitution civile.

Cependant, c'est sur le contenu de la nouvelle Constitution que les divers partis ne s'entendent pas. Recep Tayyip Erdogan affirme qu'il veut mettre sur pied un système présidentiel à l'américaine ou à la française et ajoute que les autres amendements à la Constitution se feront de concert avec les partis de l'opposition.

Les partis rivaux soutiennent que le premier ministre veut plutôt profiter de la modification constitutionnelle pour s'attaquer à la laïcité turque et tourner le dos à la vision établie par Mustapha Kemal, fondateur de l'État turc.

L'extrême droite

«Il veut séparer le sud-ouest du pays du reste de la Turquie», tonnait Celal Ersoy, retraité, en sortant d'un bureau de scrutin du quartier branché de Cihangir hier. Le parti d'extrême droite pour lequel il a voté a fait campagne en affirmant qu'Erdogan comptait accorder la souveraineté aux quelque 14 à 20 millions de Kurdes qui vivent en Turquie et qui réclament depuis des décennies plus d'autonomie et de reconnaissance culturelle. Erdogan nie de toutes ses forces vouloir diviser le pays, mais les arguments de l'extrême droite semblent avoir réussi à convaincre 13% de l'électorat hier.

Droits des femmes

D'autres électeurs, dont beaucoup de femmes, craignaient pour leur part de voir l'islam prendre plus de place en politique et, du coup, de voir les droits des femmes régresser dans le pays si l'AKP et son leader devaient avoir les coudées franches. «Leur idéologie nous ramène 50 ans en arrière. Ils veulent remettre les femmes à l'arrière-plan. Je ne veux pas que mon pays ressemble à l'Iran», a tonné Neriman Karakaya, assise sur un banc de parc dans le quartier de Kavacic, où elle discutait politique avec un groupe de jeunes femmes qui, comme elle, ont choisi le CHP, comme 25,9% des Turcs.

Erdogan se fait rassurant

En soirée, le président réélu est apparu avec sa femme du haut du balcon du siège de son parti, à Ankara. «Une nouvelle fois, la démocratie, la volonté nationale ont gagné», a-t-il lancé à l'adresse d'une foule de plusieurs milliers de personnes agitant les drapeaux de l'AKP.

Il a déclaré qu'il rechercherait «le plus vaste consensus» avec l'opposition et la société civile turques pour «rédiger une nouvelle Constitution libérale digne de la Turquie».

Il a promis que le nouveau texte s'appuierait sur des principes démocratiques et pluralistes, s'engageant aussi à trouver une solution au conflit kurde.

Des partisans prudents

Même parmi les partisans de l'AKP, il était facile de trouver des électeurs hier qui, s'ils ont accordé de nouveau leur confiance au parti, ne souhaitaient pas voir l'AKP dans une position de pouvoir ultime. «J'adore Erdogan. Depuis qu'il est arrivé, la Turquie est un meilleur endroit où vivre. L'économie va vraiment mieux. Il y a plus de libertés. Mais je ne veux pas qu'il transforme le pays en dictature, a fait valoir Yunus Çakir. Ce serait mieux que la Constitution soit modifiée par référendum.» Avec les résultats d'hier, Recep Tayyip Erdogan y sera contraint.