Demain, 52 millions de Turcs seront appelés à choisir un nouveau Parlement. Presque gagnée d'avance par le parti pro-islamique qui est au pouvoir depuis 2003, l'élection sera néanmoins suivie avec attention dans les pays du Printemps arabe, à la recherche de renouveau. La Turquie pourrait-elle être le phare démocratique qui éclairera la voie de l'Égypte, de la Tunisie et des autres? Au pays d'Atatürk, on est loin d'en être certain.

Quand, au printemps, Sebahat Tuncel a reçu un avis lui annonçant qu'elle était bannie des élections qui auront lieu demain, elle a lancé un long soupir. La politicienne kurde est peut-être à ce jour la plus jeune femme jamais élue au Parlement turc, elle en a vu d'autres.

La dernière fois que la jeune femme de 36 ans a brigué les suffrages, en 2007, elle était en prison, condamnée pour des liens allégués avec le PKK, le groupe armé kurde qui mène une guérilla intermittente contre l'armée turque depuis 1978.

Malgré la situation délicate dans laquelle la nouvelle venue en politique se trouvait, 93 000 électeurs d'Istanbul lui ont accordé leur voix. Sebahat Tuncel est devenue la première personne de l'histoire turque à être élue derrière les barreaux. Sa victoire électorale s'est transformée en clé: elle a été relâchée et a siégé au parlement, représentant du coup la grande minorité kurde, forte de 14 à 20 millions d'âmes.

Il n'était donc pas question cette année de baisser les bras quand les autorités électorales ont déclaré que Mme Tuncel ainsi que six autres députés pro-kurdes n'auraient pas le droit de briguer les suffrages. «Ils nous ont dit qu'il manquait des papiers et que nous n'étions pas éligibles. La motivation était clairement politique», estime la candidate indépendante, assise dans le bureau du Parti de la démocratie et de la paix (BDP), un parti pro-kurde qui la soutient. Un petit dépliant arborant sa photo est la seule décoration du modeste bureau où Sebahat nous reçoit en entrevue.

De grandes manifestations contre la décision du Haut comité électoral ont été organisées dans le sud-est du pays - terreau kurde - ainsi que dans les grandes villes du pays. Certaines ont tourné au vinaigre. Plusieurs manifestants ont été tués pendant les protestations, plus de 300 ont été blessés et 5000 personnes liées au BDP sont toujours derrière les barreaux.

Mais la contestation a porté fruit: Sebahat Tuncel et les autres candidats pro-kurdes ont finalement vu leur candidature approuvée.

La Turquie, une démocratie modèle pour les pays du printemps arabe? Sebahat Tuncel retient presque un fou rire quand on lui pose la question. «La Turquie n'est pas un exemple d'une bonne démocratie. C'est un pays incapable de régler un problème avec une minorité de presque 20 millions de personnes. Le gouvernement dit que nous avons la plus grande croissance économique après la Chine, mais nous sommes l'un des trois pays les plus pauvres de l'OCDE. Les écarts entre les plus riches et les plus pauvres ne cessent de s'agrandir», énumère-t-elle.

De l'index au best-seller

À l'autre bout de la ville, dans un édifice ultra-design qui ferait pâlir de jalousie la plupart des New-Yorkais, Ertuprul Mavioglu en vient au même constat, mais pour des raisons complètement différentes. Journaliste d'enquête d'expérience, aujourd'hui directeur d'une nouvelle chaîne télévisuelle satellite indépendante, IMC TV, M. Mavioglu se fait du mauvais sang pour un de ses collègues et amis, Ahmet Sik.

En mars dernier, alors qu'il s'apprêtait à publier un livre sur le mouvement Gülen, un groupe musulman proche du parti au pouvoir depuis 2003, Ahmet Sik a été arrêté. Son livre, intitulé L'Armée de l'Imam, a été confisqué.

Les autorités ont avancé que l'arrestation du journaliste n'avait rien à voir avec le livre, mais tarde toujours à déposer des accusations contre M. Sik, toujours en détention. «Si le livre n'a rien à voir là-dedans, pourquoi l'ont-ils banni? Pourquoi toutes les questions qui ont été posées à Ahmet lors d'interrogatoires étaient liées au livre», argue le journaliste qui a lui aussi déjà fait l'objet d'accusations, pour une enquête menée sur un procès qui était très suivi dans le pays.

Tout comme Sebahat Tuncel, Ertuprul Mavioglu brave les autorités. Le livre maudit a été lu par des dizaines de milliers de personnes en ligne. Des journalistes, caricaturistes et intellectuels ont créé une coalition pour dénoncer les violations à la liberté de presse et rappellent qu'une cinquantaine de journalistes sont en prison.

La même coalition se bat aussi contre une nouvelle loi sur un filtre internet que tous les Turcs seront obligés d'installer sur leur ordinateur à partir du 22 août et qui limitera l'accès à une liste inconnue de sites web.

Des avancées malgré tout

Si plusieurs, comme la députée et le journaliste, dénoncent de récents relents autoritaires en Turquie, ils sont aussi prêts à concéder que le pays a fait de grands progrès au cours des dernières années.

Même si le premier ministre sortant, Recep Tayyip Erdogan disait récemment qu'il n'y a plus de problème kurde en Turquie, il a été le premier chef du gouvernement depuis l'établissement de la République en 1923 à reconnaître l'existence même des Kurdes dans le pays. Idem pour la liberté de presse. Il y a 20 ans, c'est par centaines qu'ont comptait les journalistes emprisonnés dans des prisons où la torture était monnaie courante.

Le multipartisme turc a aussi gagné du galon. Plusieurs anciens islamistes, dont le premier ministre, jadis emprisonnés pour leurs idées politiques et religieuses, jouent aujourd'hui le jeu de la démocratie au sein de divers partis politiques, dont celui au pouvoir, le Parti justice et développement (AKP).

Il y a 10 ans encore, la puissante armée faisait la loi, faisant tomber les gouvernements qui lui faisaient de l'ombre ou remettaient en cause la laïcité mur-à-mur qui empêche toujours les femmes voilées de siéger au Parlement ou d'enseigner dans les écoles du pays avec leur foulard.

Grâce à plusieurs réformes, dont certaines acceptées par référendum l'an dernier, Erdogan a réussi à retirer une partie de l'immunité dont jouissait l'armée et ses dirigeants.

S'il remporte les élections de demain, lui et son parti veulent aller plus loin et modifier l'actuelle constitution turque, imposée par l'armée en 1982, aux lendemains d'un coup d'État. Une nécessité de changement qui fait presque l'unanimité dans le pays, mais qui soulève certaines inquiétudes si l'AKP décide de n'en faire qu'à sa tête.

Modèle politique, modèle économique

Si les avancées politiques turques de la dernière décennie en font saliver certains à travers le grand Moyen-Orient, ce sont les bonds de géants économiques qu'a faits le pays pendant la même période qui font le plus de jaloux. Le revenu par habitant a doublé. Idem pour le revenu intérieur brut. En 2010, la croissance économique a atteint 8,9%

«Il y a 10 ans, c'est nous qui appelions dans d'autres pays pour avoir des conseils. Aujourd'hui, c'est notre téléphone qui sonne sans arrêt. Je ne sais pas si la Turquie est un modèle, mais c'est sûrement une alternative intéressante», claironnait, dimanche dernier, Ibrahim Yildirim.

Président de l'AKP dans un quartier riverain d'Istanbul, il s'apprêtait à prendre un bateau qui devait l'emmener jusqu'à un rallye préélectoral de son parti. Un million de personnes ont fait la même chose, brandissant de petits drapeaux du pays ou de l'AKP. Une mer humaine de plus en plus convaincue que malgré des problèmes encore évidents, la Turquie marche en général dans la bonne direction.

Les élections turques en bref

Électeurs : environ 52 millions sur une population de 78,8 millions

Nombre de sièges à pourvoir au parlement (majlis) : 550

Sièges à obtenir pour la majorité simple, permettant de modifier la constitution : 330

Sièges à obtenir pour la majorité absolue, permettant de modifier la constitution unilatéralement : 367

Partis en lice : 15, plus des candidats indépendants

Les principaux partis

AKP, Parti justice et développement, conservateur pro-islamique, au pouvoir depuis 2003. De 42% à 50% des intentions de vote selon les derniers sondages.

CHP, Parti républicain du peuple, social-démocrate, établi par Atatürk en 1923. De 20% à 30% des intentions de vote.

MHP, Parti du mouvement nationaliste, extrême droite. De 10% à 14% des intentions de vote.

BDP, Parti de la paix et de la démocratie, pro-kurde. Moins de 10% des intentions de vote.