Sur le front des grèves contre la réforme des retraites, la France retient son souffle. Le mouvement de protestation -important mais disparate- est-il près de la décrue ou va-t-il se généraliser?

Aucune grande manifestation de salariés ou de lycéens n'a eu lieu hier, mais il y a eu, en nombre réduit, de nouvelles échauffourées de «casseurs» à Lyon et à Nanterre, en banlieue parisienne.

Entre 180 et 600 lycées (sur environ 4500) sont restés bloqués. Le tiers des 12 000 stations-service du pays étaient partiellement ou totalement à sec, mais le gouvernement a fait débloquer certains dépôts d'essence et promis le retour à la normale dans les cinq jours.

Des mouvements disparates sont apparus ici et là: blocage temporaire des accès aux aéroports de Toulouse et d'Orly, opérations «escargot» de chauffeurs routiers, baisse de production d'électricité dans certaines centrales nucléaires.

Une grande réunion intersyndicale est prévue cet après-midi à Paris. De part et d'autre des barricades, tout le monde a les yeux fixés sur deux échéances: le vote de ratification de la loi au Sénat, qui pourrait intervenir demain. Et le début, demain également, des vacances scolaires de la Toussaint, qui devraient à tout le moins mettre un terme aux manifestations lycéennes. Notre collaborateur fait le point sur l'ampleur et l'impact de la mobilisation contre la réforme.

Q Nicolas Sarkozy et son gouvernement peuvent-ils retirer leur projet de loi face au mouvement de protestation?

R Au début de 2006, le gouvernement Villepin, face aux manifestations lycéennes à répétition, avait fini par abroger le CPE, la loi sur l'embauche des jeunes, bien qu'elle avait été adoptée par le Parlement. Cette capitulation avait signé l'arrêt de mort de Dominique de Villepin. Mais le président Chirac n'était pas directement engagé dans le projet. La réforme actuelle, qui reporte de 60 à 62 ans l'âge légal de départ à la retraite, et de 65 à 67 ans le droit à une retraite à taux plein pour tous, est d'une importance vitale. Et elle est le projet personnel du président Sarkozy, qui ne survivrait pas à son abandon, à 18 mois de la présidentielle. Si le mouvement ne retombait pas de lui-même dans les trois jours qui viennent, on irait vers une épreuve de force majeure.

Q Quels sont les objectifs et la stratégie des syndicats dans ce conflit?

R Les centrales syndicales, qui ne représentent que 8% des salariés dans le pays, étaient globalement résignées à cette réforme, après avoir obtenu quelques aménagements mineurs en faveur de métiers pénibles ou de très longues carrières. Aucun des dirigeants des centrales ne s'attendait à l'explosion d'un tel mouvement de protestation, venu essentiellement de la base militante ou de non-syndiqués, et que personne ne maîtrise.

Q Combien de temps durera cette mobilisation?

R De l'avis de tous les commentateurs, la vague actuelle est d'autant plus imprévisible qu'elle dépasse la seule question des retraites et s'alimente aux mécontentements les plus divers: inquiétude de lycéens de 15 ou 16 ans sur leur avenir, grogne des salariés concernant leurs conditions de travail ou le pouvoir d'achat. Les leaders syndicaux, qui savent que l'allongement de la durée du travail est inévitable, courent après leur «base» comme on essaie de rattraper une diligence devenue folle. Mais, en dehors de certains secteurs stratégiques, le droit de grève en France est individuel et illimité. «Je ne lis pas dans les boules de cristal», a déclaré hier Jean-Claude Mailly, patron de Force ouvrière, une des trois principales centrales syndicales.

Q Quelle est la position du Parti socialiste et de la gauche en général?

R Les dirigeants socialistes demandent au gouvernement de «revoir sa copie» et d'«entendre les Français». Mais ils s'abstiennent de jeter de l'huile sur le feu. Ils ont présenté un contre-projet de rééquilibrage du régime des retraites, mais essentiellement basé sur des augmentations d'impôts, notamment sur les revenus financiers (que la droite veut taxer à hauteur de 5 milliards d'euros, d'ailleurs). «Un projet crédible, mais qui a l'inconvénient d'assécher de nouvelles sources de revenus pour le budget de l'État, lourdement déficitaire», estime l'économiste de centre gauche Élie Cohen.

Q Que promettent les socialistes advenant qu'ils prennent le pouvoir?

R Les socialistes s'étaient opposés aux précédentes réformes des retraites, en 1993 sous Balladur et en 2003 sous Raffarin, et qui allongeaient considérablement les durées des cotisations. Par la suite, ils s'étaient empressés de ratifier ces mesures d'austérité. «L'allongement de la durée du travail est inévitable, alors que l'espérance de vie augmente en permanence», a récemment déclaré l'ancien premier ministre socialiste Michel Rocard. Le PS -mis à part quelques voix discordantes- promet de ramener à 60 et 65 ans les seuils légaux de départs à la retraite dès son retour au pouvoir. Une promesse qui suscite le scepticisme général.