Il y a des sujets sur lesquels on ne plaisante pas en France. Par exemple, la baguette de pain. On ne sait pas exactement en quelle année elle est apparue dans sa forme définitive ou à quelle époque précise sa consommation s'est généralisée dans le pays.

Était-ce en 1920, comme le pensent les historiens, ou a-t-elle eu des ancêtres qui remonteraient aux guerres napoléoniennes? A-t-on adopté cette forme allongée parce qu'elle nécessitait un temps de cuisson plus court que les «boules» ? Ou parce qu'elle était pratique à transporter (sous le bras, bien sûr, la main restant libre pour tenir le litron)?

 

Djibril Bodian, chef boulanger au Grenier à pain, boutique installée au 38, rue des Abbesses, en plein coeur de Montmartre, serait bien en peine de retracer avec précision l'historique de ce produit alimentaire unique au monde et devenu un symbole incontournable de la France. Tout ce qu'il y a de sûr pour lui, c'est que pain et baguette sont pratiquement synonymes: «Même avant ce prix de la mairie de Paris, explique-t-il, nous vendions environ 2000 baguettes par jour. Et entre 1000 et 1500 de tous les autres pains, céréales, campagne, seigle et autres.»

Pour un produit aussi emblématique, il fallait forcément une consécration officielle. Depuis 15 ans, la mairie de Paris organise chaque année, à la fin du mois de mars, un «grand prix de la baguette». Des professionnels des métiers de bouche, des boulangers, des critiques gastronomiques et quelques citoyens tirés au sort ont participé à une journée de dégustation à l'aveugle - comme pour le vin - de 162 baguettes concourant pour la palme.

Vainqueur cette année, Djibril Bodian, jeune homme mince de 33 ans au profil de seigneur du désert, en était à sa quatrième candidature: «Les années précédentes, je suis toujours arrivé dans les cinq premiers, dit-il, mais ça fait quand même vraiment plaisir d'être ainsi reconnu.»

Depuis cette proclamation, à la fin du mois de mars, le patron du Grenier à pain de la rue des Abbesses a vu défiler les télés allemande, britannique ou belge. Petit détail supplémentaire: depuis quelques années, le gagnant du concours devient pour 12 mois le fournisseur attitré de l'Élysée, à raison de 30 baguettes livrées chaque jour à la Présidence.

«Ça ne change rien à ma façon de travailler, dit-il, car ce qui m'importe, c'est la reconnaissance du public. Mais cela fait quand même un petit effet de penser que mon pain sera dégusté par des ministres ou des invités officiels de passage.»

Depuis ce couronnement, la boulangerie du 38 a connu une affluence plus importante: «Nous produisions 2000 baguettes, nous en sommes aujourd'hui à 2400...» dit-il, précisant que «si les gens font la queue à l'entrée du magasin, c'était toujours comme ça depuis des années, même avant le mois de mars».

Arrivé de Dakar en 1983, le père de Djibril s'est installé comme boulanger à Pantin, en banlieue est de Paris. «Je pensais devenir mécanicien mais, à 18 ans, je me suis dit: pourquoi pas boulanger? Mon père avait des amis et des relations dans le métier. Et je suis devenu apprenti dans ce Grenier à pain de Montmartre, l'un des 20 magasins de cette chaîne de boulangerie de qualité.»

Djibril Bodian s'agace un peu lorsqu'on veut faire de son prix un exemple de réussite au sein de l'immigration en France: «Pour moi, dit-il, c'est d'abord la reconnaissance du travail bien fait. Notre chaîne de boulangerie de qualité constituait une réponse à la généralisation de la boulangerie industrielle, qui reste heureusement marginale dans Paris. Au sein de notre chaîne, nous avons les mêmes recettes, la même pâte à pain. Ce qui fait la différence, c'est l'application au travail, le respect pointilleux des temps de cuisson, de repos de la pâte. Un véritable artisanat, quoi!»

Avec des horaires de travail impressionnants: nous sommes le samedi après-midi, journée de grande affluence, et le chef boulanger est à ses fourneaux depuis 1 h du matin.