La campagne pour les élections régionales en France a révélé l'état d'une société en crise où la parole s'est «débridée» parfois jusqu'aux dérapages racistes, avec des Français angoissés et repliés sur eux-mêmes face à une classe politique déconnectée, selon des experts.

De nombreux hommes politiques le disent: le niveau de la campagne n'a pas décollé, avec son lot de «boules puantes» à droite comme à gauche et de phrases provocatrices jusqu'aux dérapages.

Ainsi des déclarations aux accents antisémites du président ex-socialiste de la région Languedoc-Roussillon (sud), George Frêche, contre l'ancien premier ministre socialiste Laurent Fabius.

Ou bien celles du patron des sénateurs de la majorité de droite, Gérard Longuet, préférant «un vieux protestant» à un socialiste d'origine algérienne pour diriger l'autorité de lutte contre les discriminations.

Les dérapages en soi n'ont pas été plus nombreux que lors des précédentes élections, selon les chercheurs. C'est la parole qui s'est «débridée», alors que la campagne a commencé sur fond de débat controversé sur l'identité nationale et l'immigration.

«On vit une période où on dit des choses que l'on n'aurait jamais osé dire auparavant. Quand de mauvaises habitudes sont prises sur Internet cela pèse ensuite sur le débat général», constate le sociologue Michel Wieviorka.

Élus et politologues soulignent le décalage entre le ton de la campagne et les attentes des électeurs plombés par la crise, un taux de chômage à 10% (le plus haut niveau depuis 10 ans), des délocalisations, la violence à l'école ou une réforme sur la retraite qui inquiète. Les sondages pronostiquent une abstention de 50% (plus que lors de toutes les régionales).

«Il y a une désarticulation: les thèmes qui devraient être centraux ne le sont pas», poursuit M. Wieviorka.

Les élections des 14 et 21 mars sont organisées alors que plusieurs études ont relevé un processus «de fragmentation de la société française», selon les termes de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale.

En février, le médiateur de la République Jean-Paul Delevoye évoquait une «société en grande tension nerveuse, comme si elle était fatiguée psychiquement», une société où «le chacun pour soi remplace l'envie de vivre ensemble». La France a pourtant mieux résisté à la crise économique que ses voisins.

«L'angoisse des Français (...) porte sur la crise, la pauvreté, le chômage», explique Brice Teinturier de l'institut de sondage Sofres, mais «chacun a intérêt à éviter des controverses sur ces enjeux».

Le hiatus est exacerbé par la nature de ce scrutin intermédiaire où il n'y a ni enjeux de proximité ni enjeu national, notent les politologues.

Quand «les individus ne se projettent pas dans un avenir commun, ils ont besoin de se projeter dans une incarnation commune (comme le maire ou le président) ce qu'ils ne peuvent faire avec le président du conseil régional», remarque Stéphane Rozès, président de Cap (Conseil analyses et perspectives).

Les conseils régionaux, issus d'élections aux modalités complexes, ont des compétences limitées essentiellement aux transports, à l'enseignement, à la formation ou au développement durable.

«Les enjeux régionaux intéressent peu car ils sont mal connus, donc cela crée du vide», souligne le politologue Philippe Braud.

D'autant que la droite et la gauche sont également «en crise», avec un Nicolas Sarkozy en perte de popularité et une direction socialiste en manque de crédibilité.

Les dérapages «sont l'expression de la crise de leadership à droite comme à gauche: la campagne est suffisamment faible sur le fond et insuffisamment structurée par des logiques nationales pour qu'ils occupent l'essentiel de la campagne», poursuit M. Rozès.