Vingt ans après la chute du mur de Berlin, le cinéaste québécois Louis Bélanger se souvient de son séjour dans cette ville en proie à des bouleversements historiques. Il s'y était rendu sur un coup de tête, en voyant les premiers Allemands de l'Est passer librement à l'Ouest. Et il en a ramené des images marquées par la mélancolie d'un univers voué à la disparition.

En débarquant à Berlin, deux jours après l'ouverture du mur, Louis Bélanger a d'abord été frappé par le bruit: celui des marteaux qui frappaient la paroi de béton qui avait coupé l'Europe en deux pendant 28 ans. En cet automne 1989, Berlin résonnait d'un tintamarre assourdissant, comme si des milliers de pic-bois s'étaient abattus sur la ville.

À l'époque, Louis Bélanger avait tout juste 25 ans. Un soir de novembre, à la télévision, il avait vu les premiers Allemands de l'Est traverser le mur. Dès le lendemain, il achetait son billet d'avion. Et deux jours après, chargé de rouleaux de pellicule, il quadrillait la métropole allemande avec sa copine Camille. Il prenait les photos. Elle enregistrait le son.

L'atmosphère était chaotique, se souvient-il. «C'était très improvisé. Parfois on entendait: "Ils ouvrent par ici". Et les gens couraient comme des poules pas de tête.»

Louis Bélanger étale ses vieilles photos sur la table d'un café de la rue Beaubien. Ce sont des images en noir et blanc d'où transperce une certaine mélancolie. Deux vieilles dames marchent vers on ne sait où. Une Trabant, la voiture emblématique de l'Allemagne de l'Est, est garée devant un immeuble aux murs lépreux. On est loin des feux d'artifice et des foules exubérantes.

En posant le pied à Berlin, Louis Bélanger s'était senti transporté par l'euphorie de la libération. Mais au bout de quelques jours, il a aussi perçu des notes dissonantes au milieu de l'exaltation générale.

Ça pouvait être des remarques entendues chez des amis, côté Ouest. «Regarde les ploucs qui viennent chercher leurs télés et leurs chaînes stéréo», murmurait-on au sujet des Allemands de l'Est, sur un ton condescendant.

«Vente de garage»

Le cinéaste percevait aussi le désarroi chez ceux qui venaient de vivre près de trois décennies dans une bulle idéologique bien scellée. Comme ces deux ouvriers qui lui ont fait part de leur inquiétude. «Leur vie avait toujours été organisée, on leur avait dit qu'à l'Ouest tout était pourri, que c'était chacun pour soi. Et maintenant, ils avaient peur.»

Mais ce qui l'a ulcéré plus que tout, c'est la commercialisation immédiate du mur. Les morceaux de paroi montés sur des épinglettes que l'on offrait en guise de souvenirs. Les stands improvisés où l'on vendait tout et n'importe quoi. «Tout de suite, les gens ont vu qu'il y avait de l'argent à faire avec ça. Au lieu d'un débat d'idées, on a eu droit à une vente de garage...»

En 1989, Louis Bélanger n'en était pas à son premier séjour en Allemagne de l'Est. Et il n'avait aucun doute sur la faillite du régime qui avait enfermé ce pays dans une vaste prison à ciel ouvert.

Même la lumière y était différente de celle qui éclairait Berlin-Ouest, se souvient-il. «Le ciel était gris. Tout était pollué, délabré. Même les patates faisaient pitié!» Il salue donc toujours la chute du mur comme un événement fondamentalement positif. Mais avec le recul, il y met aussi quelques bémols.

«Rétrospectivement, je me dis que la chute du mur, c'était le premier pas de la mondialisation. Le mur était terrible, mais la machine de la mondialisation a, elle aussi, broyé des vies.»

Éloge de l'inefficacité

Et il y a aussi autre chose. Recroquevillé sur lui-même, morne et tristounet, l'univers est-allemand était inefficace, voué à disparaître.

Un peu comme l'univers des petits garages de quartier que Louis Bélanger a recréé, 15 ans plus tard, en tournant Gaz Bar Blues. C'est d'ailleurs en réalisant ce film qu'il a ressorti, pour la première fois, ses photos de Berlin - elles avaient dormi dans un tiroir pendant toutes ces années. Et il a envoyé le héros de son film sur ses propres traces: à Berlin, en novembre 1989.

C'est qu'en travaillant sur le film, l'analogie lui a sauté aux yeux. Il s'agissait de deux mondes condamnés à disparaître. Deux univers «qui n'appartenaient pas à un demain efficace».

Bien sûr, le joug de la dictature communiste était terrible. Mais aux yeux de Louis Bélanger, cette position périphérique avait aussi quelques vertus. On y était en marge de l'Histoire en marche, de la vie sous haute pression et de l'insatiable course au profit.

«On n'était pas obligé d'être super bon tout le temps!» Vue de l'Occident, la bulle de l'Est était aussi une sorte de refuge, disparu lui aussi sous les décombres du mur.

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8 MAI 1945

Après la capitulation de l'Allemagne, Berlin est divisée en quatre zones d'occupation, sous contrôle soviétique, américain, britannique et français.

19 MARS 1948

L'URSS suspend sa participation du Conseil de contrôle allié qui chapeaute l'administration de Berlin.

24 JUIN 1948

Staline instaure le blocus de Berlin qui coupe la ville de l'Allemagne de l'Ouest. Un pont aérien permet à Berlin-Ouest de survivre au blocus qui durera jusqu'au printemps 1949.

1949

Création de deux États, la République fédérale allemande (RFA) et la République démocratique allemande (RDA, sous contrôle soviétique).

12 AOÛT 1961

Le gouvernement est-allemand pose les premiers jalons du mur autour de Berlin-Ouest, pour mettre fin aux départs massifs vers l'Ouest.

24 AOÛT 1961

Günter Litfin, 24 ans, devient le premier Allemand de l'Est tué lors d'une tentative d'évasion vers l'Ouest.

26 JUIN 1963

John F. Kennedy prononce un discours historique à Berlin. «Ich bin ein Berliner» (Je suis un Berlinois) dit-il, exprimant ainsi la solidarité du monde libre avec les habitants de la métropole allemande, désormais charcutée par des murs de béton et des barbelés.

6 FÉVRIER 1989

Chris Gueffroy est la dernière victime du mur.

7 OCTOBRE 1989

Des manifestations marquent la commémoration du 40e anniversaire de la création de la RDA. Le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev est de passage à Berlin-Est. «Gorbi, aide-nous», crient les manifestants.

4 NOVEMBRE 1989

Les Allemands de l'Est fuient par centaines, en passant par la Hongrie et la Tchécoslovaquie.

9 NOVEMBRE 1989

Un membre du Politburo est-allemand, Günter Schabowski, annonce que tous les citoyens de la RDA peuvent quitter le pays. La population se précipite vers les postes frontaliers. Des gardes-frontières complètement dépassés pratiquent des ouvertures dans le mur.

 

Exposition de photos

Les photos de Louis Bélanger sont exposées à l'Institut Goethe. On peut les voir aussi sur le site web de l'institut, à l'adresse: http://www.goethe.de/INS/CA/MON/ges/pok/mau/fot/frindex.htm