Genève a beau abriter les principales organisations de défense des droits de l'homme de la planète, elle n'est pas à l'abri des abus. Des cas de domestiques se disant maltraités par leurs employeurs, qu'ils soient diplomates ou consuls, font régulièrement la manchette et égratignent l'image lissée de la ville helvète.

Par une paisible soirée d'automne, des couples chic se pressent le long de la route bondée de voitures de luxe le long du lac Léman. Aux fenêtres de prestigieux hôtels, des gens sirotent un verre tandis que passe, sous leurs yeux, un bateau-restaurant arborant un immense drapeau helvète.

 

De prime abord, la vie est belle à Genève, où converge le gratin diplomatique de la planète. La réalité qui se cache derrière les murs dorés n'est cependant pas toujours aussi glorieuse que le laisse croire le faste de la ville suisse.

Samiah Samadi en sait quelque chose. Le 24 août 2007, cette femme d'origine indonésienne a quitté en douce la villa du consul général d'Arabie Saoudite à Genève après avoir réussi à convaincre le gardien de lui ouvrir la barrière.

«Je lui ai dit que c'était mon anniversaire et que je devais aller faire quelques achats pour la fête. Mon coeur battait très fort», relate à La Presse cette ex-domestique de 25 ans, qui a entraîné avec elle sa soeur de 20 ans, Udotul, également au service du consul.

Les deux femmes se sont retrouvées à la rue, sans papiers, pratiquement sans le sou, dans une ville qu'elles ne connaissaient pas puisqu'elles n'avaient pratiquement jamais mis les pieds dehors depuis leur entrée en service.

«Je devais travailler tous les jours de 7h du matin jusqu'à minuit, sept jours sur sept. Ils me payaient 900 reals par mois (280$)», raconte dans un anglais hésitant Mme Samadi, qui avait été recrutée par l'entremise d'une agence de Jakarta.

«Nous étions traitées comme des esclaves», souligne la jeune femme, qui devait s'occuper des enfants. Elle affirme avoir été constamment surveillée et humiliée par la femme du consul durant les deux années qu'elle a passées à la maison.

«Si je parlais de mon salaire, elle me disait: de quoi te plains-tu? Si tu n'es pas contente, je te renvoie en Indonésie», souligne Mme Samadi, qui précise que le couple lui avait retiré son passeport au moment de son entrée en service.

Après avoir réussi à fuir la résidence du consul, elle a croisé des policiers, qui l'ont dirigée, avec sa soeur, à Luis Cid, syndicaliste d'origine chilienne qui travaille depuis plusieurs années auprès des domestiques victimes d'abus. Relogées dans un centre social, elles réclament aujourd'hui, par l'entremise des tribunaux, plusieurs dizaines de milliers de dollars, soit ce que leur employeur aurait dû verser, disent-elles, s'il avait respecté le salaire imposé par la loi suisse.

Le consul mis en cause, Nabil Al-Saleh, maintient qu'il n'a rien à se reprocher. «Les conditions de travail étaient totalement conformes au code du travail suisse», souligne l'avocat du cabinet genevois Schellenberg Wittmer qu'il a retenu pour défendre ses intérêts. Le cabinet prétend que les domestiques étaient payées 3200$ par mois mais qu'elles demandaient qu'on ne leur verse que les sommes requises pour leurs dépenses usuelles, le but étant de pouvoir un jour envoyer le reste de leur salaire à leur famille, en Indonésie. Le seul point litigieux serait donc de définir quels arriérés doivent leur être versés à la suite de la rupture de leur contrat.

Les deux jeunes femmes nient cependant avoir approuvé de telles retenues et répètent que le salaire qui leur était versé était largement en deçà de la loi.

»Des seigneurs féodaux»

M. Cid souligne que ce type de dossier est fréquent à Genève. «Les diplomates se comportent comme des seigneurs féodaux», tonne le militant, qui affirme avoir pris la défense de plus de 400 domestiques en 15 ans par l'entremise de son organisation, Syndicat sans frontières.

Le gouvernement suisse, souligne-t-il, a resserré la loi pour protéger les travailleurs venus de l'étranger, notamment en imposant une rémunération minimale de l'ordre de 2000. Mais les employeurs passent souvent outre, dit M. Cid.

Lara Cataldi, qui travaille auprès des domestiques victimes d'abus pour le compte du Syndicat international des travailleurs (SIT), estime que les autorités suisses sont «malheureusement» trop laxistes en matière de protection des travailleurs. Elle juge néanmoins qu'un effort important a été fait en mettant sur pied une instance de médiation qui vise à favoriser la recherche d'ententes à l'amiable entre les domestiques et les employeurs qui bénéficient de privilèges diplomatiques. L'organisation traite environ 75 cas par année.

«Nous avons plutôt une bonne expérience avec eux», souligne Mme Cataldi, qui insiste sur le fait qu'il est plus facile d'obtenir une entente convenable devant cette instance que devant les tribunaux de travail. Certains diplomates, dit-elle, sont très pressés de trouver une entente par crainte d'être éclaboussés dans les médias. D'autres «s'en fichent» ou affirment qu'ils n'ont pas les moyens de verser les salaires fixés par la loi.

Bien des domestiques hésitent d'ailleurs à dénoncer publiquement leur situation par crainte de représailles, souligne Mme Cataldi, qui traite un nouveau cas par semaine. «S'ils perdent leur emploi, ils se retrouvent sans papiers de séjour et doivent retourner chez eux», souligne la syndicaliste.

Samiah et Udotul Samadi, qui disposent d'un titre de séjour temporaire, affirment qu'elles aimeraient pouvoir rester dans le pays pour pouvoir continuer à travailler. Les choses qu'elles peuvent faire sont cependant infimes, souligne M. Cid. «Dès que le processus juridique sera terminé, elles devront partir. C'est malheureux, mais c'est comme ça», conclut-il.