(New York) À peine sorti de la synagogue de la communauté loubavitch de Crown Heights, à Brooklyn, où il s’est arrêté pour prier, Levi Jacobson tombe sur deux adolescents noirs. Inspiré par une idée qu’il mijote depuis quelques jours, il leur propose tout de go de participer à une vidéo pour combattre l’antisémitisme.

« Pourquoi pas ? », dit l’un des jeunes en s’arrêtant au milieu d’un trottoir grouillant de juifs ultraorthodoxes faisant leurs courses à quelques heures du début du sabbat.

Et Levi Jacobson de se mettre à leur parler des Sept Lois de Noé, dont l’observation par tout non-juif fait de lui un gentil vertueux selon le judaïsme.

« Première loi : croire en Dieu », lance le courtier d’assurance en se servant de son téléphone portable pour filmer cette rencontre qu’il entend par la suite diffuser sur l’internet.

Plus tard, au représentant de La Presse qui a assisté à la scène par hasard, il dira : « Dans les arts martiaux, on enseigne que le meilleur moment pour attaquer survient tout juste après une attaque de l’adversaire. Je pense donc que c’est le meilleur moment de s’attaquer à l’antisémitisme. »

Levi Jacobson n’est pas le seul New-Yorkais de cet avis. 

Dimanche, des milliers de ses concitoyens, juifs et non-juifs, ont traversé le pont de Brooklyn pour protester contre les attaques récentes qui ont ciblé des juifs ultraorthodoxes dans la région new-yorkaise.

Non sans raison, les médias nationaux et internationaux ont focalisé leur attention sur l’agression au couteau du 28 décembre dans la maison d’un rabbin près de New York, qui a fait cinq blessés. Attaque qui faisait suite à une fusillade survenue le 10 décembre dans une épicerie casher de Jersey City, qui a fait quatre morts.

Mais ces actes de violence s’ajoutaient à une longue série d’agressions verbales ou physiques dont les juifs des communautés hassidiques de New York font les frais depuis plusieurs mois.

Des agresseurs noirs

En 2019, la police de New York a recensé 421 crimes haineux, dont plus de la moitié visaient des juifs. En août dernier, par exemple, un sexagénaire de la communauté loubavitch de Crown Heights a été frappé au visage avec une brique. Il a subi une fracture du nez et perdu des dents.

En novembre dernier, une juive ultraorthodoxe de Borough Park et son enfant ont été la cible d’un jet d’œufs orchestré par trois adolescents de ce quartier de Brooklyn. À la veille de Noël, un autre juif ultraorthodoxe de Crown Heights a été agressé par sept jeunes, qui lui ont donné des coups de poing au visage après lui avoir lancé une chaise pliante à la tête.

Dans la plupart de ces cas, les agresseurs étaient issus des communautés afro-américaines ou antillaises qui vivent dans les quartiers de Brooklyn où sont concentrés les juifs ultraorthodoxes de New York.

Au lendemain de l’attaque à l’arme blanche du 28 décembre, le maire de New York Bill de Blasio a dénoncé une « crise » et « un problème d’antisémitisme croissant aux États-Unis ». Mais Gilford Monrose, pasteur d’une église noire de Brooklyn, hésite à établir un lien entre ce problème et les agressions dont sont victimes les juifs ultraorthodoxes de l’arrondissement.

Les gens commettent leurs crimes là où ils vivent. Dans certains cas, on a affaire à des gens qui souffrent de problèmes mentaux. Dans d’autres cas, on a des jeunes qui ne comprennent pas le sens ou le poids de leurs actions. Malheureusement, des membres de la communauté juive en font les frais. Mais ils ne sont pas les seuls.

Le pasteur Gilford Monrose

Ken Stern, expert de l’antisémitisme, ne veut pas, pour sa part, « rater la forêt pour ne voir que l’arbre » et faire endosser aux Noirs de Brooklyn la responsabilité d’un problème qui dépasse largement leur communauté.

« Nous vivons à une époque où les dirigeants des États-Unis tentent de diviser le pays en fonction de la race, du statut migratoire, de la religion, et ainsi de suite. Dans cet environnement, où l’on martèle qu’il y a “eux” contre “nous”, il est inévitable que les idées antisémites remontent à la surface », dit le spécialiste, qui dirige aujourd’hui le Centre d’étude sur la haine du Bard College, dans l’État de New York.

« Les gens s’y accoutument »

Et cette mentalité d’« eux » contre « nous » peut cibler autant les juifs que les non-juifs, estime Ken Stern. Il fait ainsi un parallèle entre la fusillade de la synagogue de Pittsburgh, en octobre 2018, et la tuerie dans un Walmart d’El Paso, en août dernier.

« Si vous examinez l’idéologie qui a inspiré le tueur du Walmart et celui de la synagogue de Pittsburgh, il n’y a pratiquement pas de différence, dit Ken Stern. Quand ce type de rhétorique devient courant, les gens s’y accoutument. »

Sauf ceux contre lesquels cette haine est dirigée.

« Je fais partie d’un groupe de discussion sur l’internet, et c’est LE sujet dont tout le monde parle, dit Meir Wilenkin, membre de la communauté loubavitch de Crown Heights. Les gens expriment un mélange de crainte et de colère. Certains parlent même de s’armer pour se défendre. Pour ma part, je m’inquiète de ma sécurité dans certaines situations seulement. Si je marche sur le trottoir tard en soirée, je suis plus alerte, plus conscient de mon environnement que je l’étais avant. Durant le jour, pas vraiment. »

« Ce n’est pas une surprise dans le contexte de l’histoire avec un grand H, ajoute-t-il en faisant allusion aux agressions antisémites récentes. Mais dans le contexte de l’histoire plus récente, c’est nouveau. »

Âgé de 26 ans, Meir Wilenkin est né après les émeutes de Crown Heights qui avaient abouti à la mort d’un étudiant juif, en août 1991. Près de 30 ans plus tard, les relations se sont nettement améliorées entre les dirigeants des communautés juive et noire de Brooklyn. Dans la rue, où la présence policière est accrue ces jours-ci, c’est une autre histoire.