L'homme dont dépend peut-être le droit des Américaines à l'avortement monopolisera l'attention de Washington et d'une partie des États-Unis mardi.

Près de deux mois après avoir été choisi par Donald Trump pour remplacer Anthony Kennedy à la Cour suprême, Brett Kavanaugh répondra aux questions des membres de la Commission judiciaire du Sénat américain, étape devant mener à sa confirmation par la Chambre haute du Congrès. Toutes ses réponses seront analysées et décortiquées, en particulier celles touchant la décision « Roe v. Wade » qui a légalisé l'avortement aux États-Unis en 1973.

À moins d'une surprise, le juge conservateur affirmera que l'arrêt historique de 1973 fait aujourd'hui jurisprudence. Pour ce faire, il emploiera probablement une expression convenue - « settled law » -, comme l'avait fait John Roberts lors de son audition devant la même commission en 2005 avant de devenir président de la Cour suprême. Est-ce à dire qu'il ne sera jamais le cinquième juge qui permettra à la haute instance d'invalider le droit à l'avortement que le juge Kennedy a tenu à protéger ?

Dans un Sénat où les républicains jouissent d'une majorité d'une seule voix à la suite de la mort de John McCain, la question est cruciale.

Car, au sein de ce groupe, les sénatrices Susan Collins, du Maine, et Lisa Murkowski, de l'Alaska, défendent le droit des femmes à l'avortement. Or, la première a déjà laissé entendre qu'elle voterait en faveur de la confirmation du juge Kavanaugh après une rencontre au cours de laquelle le juge de la Cour d'appel du District de Columbia l'aurait rassurée en prononçant les mots magiques : « settled law ».

Un droit fragile

Pour autant, ces mots ne devraient pas rassurer quiconque tient à la survie de la décision « Roe v. Wade », selon Ric Simmons, professeur de droit constitutionnel à l'Université d'État de l'Ohio.

« Vous pouvez interpréter l'expression de deux façons », a-t-il dit lors d'un entretien téléphonique avec La Presse. « Vous pouvez dire qu'il s'agit d'un précédent juridique auquel doivent adhérer les juridictions inférieures pour le moment et à jamais. Et vous pouvez tout aussi bien laisser entendre que ce précédent juridique peut un jour être renversé par la Cour suprême. »

« Les défenseurs du droit à l'avortement ne devraient pas être rassurés par cette expression. »

- Ric Simmons, professeur de droit constitutionnel à l'Université d'État de l'Ohio

Mais l'invalidation de la décision « Roe v. Wade » n'est pas ce que ses partisans devraient craindre le plus à court ou à moyen terme, selon le professeur de droit constitutionnel. Celui-ci prévoit que l'arrivée éventuelle de Brett Kavanaugh à la Cour suprême permettra aux adversaires de l'avortement de continuer à restreindre encore davantage la portée de cet arrêt controversé.

« La Cour suprême aura plusieurs occasions de rogner les droits acquis en matière d'avortement en se prononçant sur certaines questions. Par exemple, peut-on s'opposer à une période d'attente avant d'obtenir un avortement ? Peut-on exiger certaines procédures médicales avant l'avortement ? Peut-on exiger certaines certifications avant que les médecins puissent pratiquer un avortement ? On peut répondre à toutes ces questions de façon à affaiblir ‟Roe v. Wade" sans l'invalider », a dit Ric Simmons.

Favorable au Président

L'avortement n'est évidemment qu'une des questions qui seront soulevées au cours de l'audition de Brett Kavanaugh. Les sénateurs s'intéresseront également à ses décisions pendant ses 12 années à la Cour d'appel du District de Columbia, ainsi qu'à son rôle d'avocat au sein de la Maison-Blanche de George W. Bush, au début de la « guerre contre le terrorisme », et dans l'équipe du procureur indépendant Kenneth Starr, chargé d'enquêter sur l'affaire Lewinsky.

Les sénateurs se pencheront en outre sur ses écrits concernant les privilèges de l'exécutif. Dans un article publié en 2009 dans la Minnesota Law Review, le juge Kavanaugh a notamment appelé le Congrès à adopter une loi exemptant un président en fonction de toute enquête criminelle et de toute poursuite civile ou pénale.

« Je crois que le président devrait être dispensé de certains fardeaux qui incombent au citoyen ordinaire pendant qu'il est en fonction », a-t-il soutenu.

Certains esprits soupçonneux ont cru découvrir dans cette opinion la raison pour laquelle Donald Trump, menacé par l'enquête russe, a choisi le juge Kavanaugh pour remplacer Anthony Kennedy. Ric Simmons n'est pas du nombre, même s'il reconnaît que les opinions du juriste sur ce sujet sont loin de faire l'unanimité.

« Il a des opinions plus fortes sur les privilèges de l'exécutif que la plupart des personnes qui s'intéressent à la question. Il est plus susceptible de donner au président une forme d'immunité que la plupart des juristes trouvent appropriée. »

- Ric Simmons, professeur de droit constitutionnel à l'Université d'État de l'Ohio

Les démocrates de la Commission judiciaire ne manqueront pas de souligner ce fait en invitant à témoigner un acteur clé de l'affaire du Watergate, en l'occurrence John Dean, ancien conseiller juridique de la Maison-Blanche. Dean avait précipité la chute de Richard Nixon en dévoilant au Congrès le camouflage d'actes criminels auxquels ce dernier avait participé.

Mais rien ne devrait empêcher Brett Kavanaugh, 53 ans, d'être confirmé à la Cour suprême par l'ensemble du Sénat. Rien, sauf peut-être une réponse inattendue sur la question de l'avortement.

Photo Saul Loeb, Archives Agence France-Presse

Aux États-Unis, si l'avortement a été légalisé en 1973 avec la décision « Roe v. Wade », il demeure malgré tout un sujet de société qui divise.

Des questions salaces

Le 15 août 1998, Brett Kavanaugh a envoyé à Kenneth Starr une note exprimant son profond dégoût par rapport au comportement de Bill Clinton avec la stagiaire Monica Lewinsky et proposant au procureur indépendant chargé d'enquêter sur cette affaire une liste de questions à poser au président. En voici quelques-unes : 

« Si Monica Lewinsky dit que vous avez eu avec elle environ 15 conversations téléphoniques à caractère sexuel, mentirait-elle ? »

« Si Monica Lewinsky dit que vous avez éjaculé dans sa bouche à deux reprises à proximité du bureau Ovale, mentirait-elle ? »

« Si Monica Lewinsky dit que vous vous êtes masturbé dans une poubelle dans le bureau de votre secrétaire, mentirait-elle ? »

Cette note fait partie des documents publiés par les Archives nationales concernant Brett Kavanaugh. Les défenseurs du juge mettent en cause le manque de sommeil pour expliquer les questions salaces de ce dernier, ajoutant qu'il les a aussitôt regrettées. Chose certaine, Kenneth Starr les a ignorées.

La Maison-Blanche a par ailleurs invoqué le privilège de l'exécutif pour refuser de rendre publiques quelque 100 000 pages de documents concernant le travail du juge Kavanaugh à titre de conseiller juridique de la Maison-Blanche sous George W. Bush, manoeuvre que les démocrates ont dénoncée.

Photo Damon Winter, Archives The New York Times 

Monica Lewinsky