La torture de membres d'Al-Qaïda a-t-elle empêché un nouveau 11-Septembre contre l'aéroport d'Heathrow, à Londres? La CIA l'a affirmé pendant des années. Mais un rapport parlementaire américain tente de démontrer l'inverse, afin de discréditer à jamais le recours à la torture.

Le débat est réel aux États-Unis, et loin d'être tranché, comme le montre l'embarras de la Maison-Blanche, dont le porte-parole a refusé mercredi de dire si Barack Obama estimait que des renseignements valables avaient été obtenus par la torture ou non.

Au-delà des objections morales, le rapport de la commission du Renseignement du Sénat publié mardi vise à prouver, par une minutieuse reconstitution factuelle, l'inexactitude des arguments de la CIA concernant des projets d'attentats déjoués et la capture de «terroristes»: le repérage d'Oussama ben Laden, un projet d'attentat aux États-Unis contre des gratte-ciels, une attaque suicide contre une base américaine à Djibouti...

La torture a sauvé des vies, arguent les défenseurs de la CIA, et plus généralement des responsables de l'ère Bush qui montent au créneau pour défendre le bilan du «programme».

L'un des succès les plus souvent cités concerne un projet de 11-Septembre «bis» contre l'aéroport d'Heathrow et les immeubles de Canary Wharf à Londres, une idée de Khaled Cheikh Mohammed, le cerveau présumé du 11-Septembre.

«Les informations obtenues pendant ou après l'usage de techniques d'interrogatoires poussées par la CIA n'ont joué aucun rôle pour alerter la CIA de la menace, ou déjouer le projet d'attentat contre l'aéroport d'Heathrow et Canary Wharf», conclut le rapport sénatorial, sur la base de millions de documents de la CIA elle-même.

La CIA rétorque que l'un des hommes clés du projet d'attentat, Ramzi bin al-Shibh, a été capturé à l'aide d'informations révélées par Abou Zoubeida, soumis en 2002 à des simulations de noyade à répétition.

Mais les enquêteurs parlementaires montrent que la CIA connaissait déjà Ramzi bin al-Shibh, et que celui-ci n'a été capturé que par hasard, lors d'un raid des forces pakistanaises contre un autre homme.

En outre, «la CIA et d'autres services de renseignement étaient déjà au courant des efforts d'Al-Qaïda pour cibler Heathrow», poursuit le rapport, qui ajoute: «aucun pilote n'avait été trouvé par Al-Qaïda et l'attaque n'était pas imminente».

Fausses pistes 

Certes, dit la CIA, les interrogatoires poussés ne sont pas efficaces à chaque fois, et des erreurs ont été commises, mais ils ont globalement produit des résultats, même indirects, et des informations. Les interrogatoires d'Abou Zoubeida ont ainsi alimenté 766 rapports de renseignement.

Les républicains martèlent que sans ces interrogatoires, la CIA n'aurait pas compris le rôle central du messager d'Oussama ben Laden, qui a conduit la CIA au chef du réseau extrémiste. Pour le Sénat, l'assertion est exagérée: de nombreuses autres sources pointaient vers le messager.

«Pas vrai», répond John McLaughlin, numéro deux de la CIA de 2000 à 2004, dans une tribune au Washington Post. «Des responsables d'Al-Qaïda comme Khaled Cheikh Mohammed (...) ont menti quand on leur présenta ce qu'on savait sur le messager. Ce fut un indice spectaculaire qu'il cherchait à protéger ben Laden».

«Il est impossible de savoir rétrospectivement si la CIA aurait pu obtenir les mêmes informations ayant aidé à trouver Ben Laden sans utiliser les techniques poussées», écrit la CIA dans sa réfutation officielle du rapport.

Partisans et détracteurs continuent ainsi à reconstituer laborieusement des enquêtes vieilles de dix ans.

Mais un fait n'est pas réfuté: sous la torture, des détenus ont inventé des faits et lancé la CIA sur de fausses pistes. KSM lui-même a donné trois versions du projet d'attentat contre Londres.

«Cinq cents ans d'histoire nous ont appris que la torture produit de fausses confessions», a asséné l'ancien général américain David Irvine, qui a enseigné les techniques d'interrogatoire de prisonniers de guerre dans l'armée américaine, lors d'une conférence téléphonique organisée par une ONG de défense des droits de l'homme.

Un point rappelé par le sénateur John McCain, ancien pilote américain, torturé au Vietnam pendant cinq ans.

«Je sais, d'expérience personnelle, que les abus contre les prisonniers produisent plus de mauvais renseignements que de bons», a-t-il dit. Lui-même raconte souvent avoir nommé pour ses bourreaux, à la place des pilotes de son unité, les joueurs d'une équipe de football américain.