On croirait un scénario écrit par les auteurs de House of Cards, cette série américaine mettant en vedette Kevin Spacey dans le rôle de Frank Underwood, un politicien manipulateur et machiavélique prêt à tout pour arriver à ses fins.

Lors d'une conversation dans une soirée mondaine, un des vice-présidents de l'application de taxi en libre-service Uber aux États-Unis, Emil Michael, a confié vouloir embaucher des enquêteurs pour fouiller la vie privée des journalistes trop critiques à l'endroit de son entreprise.

Il a ajouté qu'Uber avait accès aux données sur les déplacements des journalistes qui utilisent l'application, laissant entendre qu'il pourrait éventuellement les utiliser. Quand un des convives lui a fait remarquer qu'une telle manoeuvre ferait du mal à Uber, Michael a rétorqué: personne ne saurait que cela vient de nous...

Ben Smith, le rédacteur en chef de Buzzfeed, était présent à cette fameuse soirée. C'est lui qui a rapporté les propos surprenants d'Emil Michael dans un texte paru en fin de soirée, lundi.

Il écrit que Michael visait une journaliste en particulier, Sarah Lacy, qui couvre l'univers des entreprises en démarrage de la Silicon Valley sur son site PandoDaily, et qui a déjà décrit Uber comme une boîte sexiste et misogyne.

Dans les minutes qui ont suivi la mise en ligne du texte sur BuzzFeed, nombreux sont ceux qui, sur Twitter, ont déclaré vouloir effacer l'application Uber de leur téléphone intelligent.

La réaction d'Uber n'a pas tardé. Vers 1h du matin (22h, à notre heure), Emil Michael s'excusait publiquement.

«J'aimerais m'excuser à vous directement, a-t-il tweeté à Sarah Lacy. Mes commentaires étaient déplacés et je les regrette profondément.»

Un site très critique

Dans un long billet publié lundi, Sarah Lacy rappelle que son site PandoDaily a publié plusieurs textes critiques à l'endroit d'Uber.

Ses journalistes ont déjà révélé que la jeune entreprise avait omis de vérifier les antécédents criminels d'un de ses chauffeurs, accusé d'agression.

Ils ont dénoncé la tactique de relations publiques de l'entreprise qui consiste à rejeter la faute sur les femmes qui portent plainte contre des chauffeurs en laissant entendre qu'elles avaient trop bu ou qu'elles étaient habillées de manière provocante. Ils ont rapporté les propos très machos du fondateur d'Uber, Travis Kalanick, cité dans un portrait que le magazine GQ lui consacrait.

Et ils ont exprimé leur colère lorsqu'ils ont vu la campagne publicitaire d'Uber Lyon qui promettait aux clients une balade en auto aux côtés d'un pétard, c'est-à-dire une super belle jeune femme. La publicité en question, retirée depuis, montre des filles en petite tenue posant de manière suggestive.

Bref, on peut dire que PandoDaily n'est pas complaisant lorsqu'il est question d'Uber.

Sarah Lacy affirme même avoir contacté la trentaine d'investisseurs pour leur demander ce qu'ils pensaient du comportement discutable du fondateur de l'entreprise. Est-ce la goutte qui a fait déborder le vase et qui a fait sortir de ses gonds le vice-président Emil Michael? Dans son mot d'excuse, ce dernier affirme qu'il ventilait sa colère, mais que jamais lui ni son entreprise ne s'en prendraient à la journaliste. Puis, en fin de journée hier, Uber a publié un communiqué rappelant ses politiques très strictes concernant la protection des données de déplacement de ses usagers. «Ceux qui ne les respecteraient pas s'exposent à des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au renvoi», pouvait-on lire dans cette missive visiblement destinée à réparer les dégâts causés par les propos d'Emil Michael.

L'heure est grave pour Uber qui doit prouver le sérieux de sa démarche auprès de ses investisseurs. L'entreprise vient d'ailleurs d'embaucher David Plouffe, ancien conseiller du président Barack Obama, pour peaufiner sa stratégie. Cette nouvelle crise pourrait nuire à la jeune entreprise qualifiée de «startup la plus en vue de Silicon Valley».

Une technique controversée

La tactique consistant à fouiller la vie privée d'un journaliste lorsqu'on n'aime pas ses reportages est-elle une pratique répandue?

«C'est un réflexe courant dans mon métier», affirme Louis Aucoin, associé principal chez Octane Stratégies

«J'ai déjà vu un client demander à un journaliste: «Comment va ton fils? Tu sais qu'on a le même signe astrologique?» Je voulais rentrer sous la table. On décourage ce genre d'approche. L'intimidation est rarement la solution», dit Louis Aucoin.

En anglais, on appelle cette pratique «opposition research» et on l'utilise souvent en politique. Il existe même un guide pratique, The Opposition Research Handbook, qui donne des trucs sur les façons de s'y prendre.

Les entreprises aussi sont parfois tentées de se venger d'un mauvais papier ou d'un commentaire négatif à leur endroit. «Un client va vouloir s'informer sur un journaliste pour prouver qu'il exprime un préjugé ou va tenter de montrer qu'un lien parental peut influencer son opinion, explique Louis Aucoin. C'est de bonne guerre. Mais je rappelle à mes clients qu'il y a plusieurs recours si on se sent lésé: on peut contacter le journaliste, l'entreprise de presse qui l'emploie ou encore porter plainte auprès du Conseil de presse. Enquêter sur la vie personnelle d'un individu, c'est aux limites de l'éthique, ça dépasse ce qui est acceptable.»

La Presse n'a pas réussi à parler au patron d'Uber Montréal pour savoir ce qu'il pensait des pratiques de ses confrères américains.